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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

3/ DIMANCHE DE LA SAINTE FAMILLE. 12 janvier 1969.

Col 3,12-17. Luc 2,42-52.

Jésus devant les Docteurs. Les tensions qui se manifestent dans la sainte Famille à l’occasion de la fugue de Jésus qui reste dans le Temple à l’insu de ses parents sont celles de toute famille, de tout couple et de l’Église appelés à une continuelle re-création de leur union.

Une disparition imprévue, une recherche angoissée, des retrouvailles déconcertantes, la lente méditation d'un cœur, tout cela conduisant à un progrès et à une croissance: c'est l'histoire, l'aventure de la Sainte Famille, celle de Marie, Joseph et Jésus telle qu'elle nous est rapportée dans l'Évangile de ce jour.

C’est aussi le schéma selon lequel se déroule l'histoire de toute vraie famille et de cette super famille qu'est l'Église.

C'est l'histoire de toute vraie famille.

Nous avons l'habitude d'associer aux mots famille, mariage, des images de stabilité, de fixité: on parle de fonder un foyer et l'on évoque la maison bâtie sur le roc que ni tempêtes, ni torrents ne réussissent à ébranler. Parce que les engagements qui le constituent sont irrévocables et indissolubles les liens qu'il crée, on dira qu'on s'installe dans le mariage et l'on pensera facilement qu'avec lui prend fin une période de recherche, de découvertes, de liberté, qu'avec le mariage la vie est définitivement fixée.

La vérité pourtant est tout autre.

Il est vrai que par le mariage la vie est fixée; il est vrai qu'une décision irrévocable est prise; il est vrai qu'il est un établissement. Mais c’est un établissement définitif dans une recherche que rien ne viendra interrompre, c'est la décision irrévocable de ne jamais se laisser arrêter dans l'approfondissement d'une union dont le germe est donné, mais dont les épanouissements sont imprévisibles, c'est fixer sa vie dans l'instabilité perpétuelle de la recherche, de la découverte, de la création.

En effet la volonté mutuelle qu'ont un homme et une femme d'unir leurs vies, dès qu'elle est avouée, socialement manifestée et consacrée devient par elle-même créatrice et féconde; elle pose immédiatement dans l'existence une réalité nouvelle qui n'est pas seulement la somme de deux individualités jusque là séparées et maintenant réunies, mais un être nouveau, une créature nouvelle: un couple.

Dès l'instant où il existe par l'accord définitif et manifeste de deux volontés, le mariage est créateur et fécond; il appelle à la vie; il fait naître ce qui est le premier et le plus véritable enfant donné à un homme et une femme: leur union.

Mais cet enfant, leur union, est comme l'Enfant Jésus de l'Évangile d'aujourd'hui, un enfant sang cesse perdu, cherché et retrouvé. L'union, établie pourtant et définitivement dès le oui échangé requiert cependant pour vivre et se développer l'attention de l'esprit, le don incessant du cœur, l'engagement toujours actuel de la libre volonté. C'est bien dans cette perspective que trouve son véritable sens l'indissolubilité du mariage qui ne tend pas, me semble-t-il, à donner une valeur irrévocable à un acte unique fixé dans le passé, mais qui veut au contraire lier au déroulement du temps, rendre toujours actuelle et présente une décision par elle-même créatrice et qui ne conserve et ne sauvegarde que parce qu'elle ne cesse de recréer.

Affirmer l'indissolubilité du mariage, ce n'est pas être lié par le passé, mais c'est bien plutôt être totalement engagé dans le présent et orienté vers l'avenir pour donner à chacun des moments de la vie du couple sa fécondité fondamentale et essentielles: la création continue de l'unité.

À cette fécondité on n'a jamais le droit de renoncer. C'est elle la fécondité intime, profonde, la fécondité du cœur qui détermine la mesure de la fécondité physique puisque l'Église reconnaît légitime la limitation des naissances lorsque la procréation d'un enfant risquerait de rendre impossible la recherche et la création de l'unité du couple.

C'est elle, la fécondité intime et profonde, la fécondité du cœur, qui donne sens et valeur à la fécondité physique: une naissance n'est qu'un accident physiologique, elle est rejetée dans l'ordre biologique et animal si elle ne s'insère pas dans l'histoire d'un amour. C'est elle, la fécondité du cœur, qui assure la réussite dernière de la fécondité physique: les travaux modernes de psychologie ont mis dans une lumière accablante cette conclusion que le développement de la personnalité chez l'enfant est gravement compromis s'il ne prend appui sur le développement parallèle de l'unité des parents, sur leur recherche commune. Peut-être pouvons-nous déjà lire cette vérité dans l'insistance avec laquelle la Vierge Marie retrouvant l'Enfant Jésus au Temple lui dit: « Ton père et moi, ton père et moi... nous te cherchions ».

L'histoire de la Sainte Famille à la recherche de Jésus c'est bien l'histoire de toute famille lancée dans la recherche et la création de son existence et de son unité.

Mais c'est aussi vous ai-je dit l'histoire de cette autre famille qu'est l'Église.

Si je l'ai dit, ce n'est pas par fidélité au dessein que nous avons formé de découvrir, dimanche après dimanche, un trait nouveau du visage de l'Église, dans les textes de la liturgie, mais c'est parce qu'il existe entre l'histoire de la Sainte Famille, celle de nos familles et celle de l’Église une très réelle parenté.

Comme toute famille humaine l'Église est appelée à une continuelle recherche d'elle-même, à une découverte toujours renouvelée de ce qu'elle est dans son être profond conduisant à un consentement, à une fidélité qui est pour elle aussi une perpétuelle re-création.

La force qui pousse l'Église à inventorier le trésor de ses origines pour le mettre en œuvre dans le présent et s'ouvrir déjà à l'espérance de l’avenir c'est ce qu'on appelle la Tradition.

Déformés par une culture trop intellectuelle nous avons du mal à concevoir ce qu'est vraiment la tradition.

Nous pensons que le Christ a rassemblé un jour autour de lui un certain nombre d'hommes auxquels il a donné le titre d'apôtres ou de disciples et que pendant les trois années qu'il a passé avec eux il leur a communiqué un enseignement explicitement formulé dans des énoncés doctrinaux et des commandements précis; de cet enseignement explicite une part aurait été fixée par écrit très vite après la mort du Christ et aurait donné naissance aux Évangiles, une autre part, celle que nous appellerions « tradition », tout aussi précise et explicite que l'autre serait conservée dans je ne sais quelle mémoire collective d'où elle sortirait sous pression des événements ou des besoins de l'Église.

Mais ce n'est pas ainsi que les choses se sont passées. Le Christ a bien réuni autour de lui un groupe d'hommes, mais non pas pour les enseigner comme le ferait un professeur. Il a cherché des compagnons de vie, des hommes qui marcheraient avec lui sur les routes, avec lesquels il partagerait son pain, mais aussi ses pensées et les mouvements de son cœur, des hommes qui seraient les témoins de son travail, de sa compassion, de sa prière, de sa souffrance et de sa mort et qui à force de le voir vivre plus encore qu'à l'entendre parler arriveraient à partager ses manières de voir, de sentir, de réagir, des hommes qui finiraient par ne plus faire qu'un avec lui et par partager son esprit.

Quand le Christ les eut quittés et fut remonté au ciel, quand ils furent confirmés dans l'Esprit, ces hommes que nous appellerons plus tard disciples ou apôtres continuèrent à vivre sur leur lancée à la manière du Christ, et c'est seulement peu à peu que, réfléchissant sur cette merveille qu'était leur union avec lui, éclairée par des paroles de Jésus qui leur revenaient en mémoire, ils exprimèrent ce qu'impliquait comme pensée, comme vérité, comme morale cette vie qu'ils menaient et qui se confondait tellement avec lui que Paul pourra s'écrier : « …mais pour moi vivre c’est ça le Christ... »

Ils explicitèrent ce dont ils vivaient et cette part exprimée de la tradition vécue c'est l’Écriture, l'Évangile.

Mais l'Évangile n’épuise pas la tradition. Eclairés par l'Évangile nous continuons à vivre avec le Christ, dans son Esprit.

Siècle après siècle l'Église, toujours appuyée sur l'élan de la vie du Christ qui lui est communiquée, éclairée par l'Évangile et guidée par ses pasteurs, l'Église s'efforce de vivre fidèlement, mais elle s'applique aussi à mieux comprendre le mouvement qui l'entraîne afin d’y consentir plus librement et semblable à l'homme qui se formule soudain clairement des traditions familiales dont il vivait depuis toujours inconsciemment, l'Église formule pour nous tel ou tel aspect da la vie chrétienne possédé jusque là sous forme d'action et qui montant à un moment donné à sa conscience claire apporte une nouvelle précision aux formules de la foi.

Garder une fidélité vivante au Christ et rechercher sans cesse une expression plus exacte de la vie qu'il nous communique, c'est la vie de l'Église et sa tradition.

Un philosophe mort il y a déjà un certain nombre d'années, Maurice Blondel, et qui avait beaucoup réfléchi sur la vie de l'Église, sur sa Tradition, en donnait cette formulation très juste et de plus fort belle: l'Église «n'a rien à innover parce qu'elle possède son Dieu et son Tout, mais elle a sans cesse à nous apprendre du nouveau. Tournée amoureusement vers le passé où est son trésor, elle va vers l'avenir où est sa conquête et sa lumière.»

En ces temps où notre Église est engagée dans une recherche anxieuse, gardons l’espérance de la voir aller vers sa lumière et puisse-t-on dire d'elle ce que l'Évangile d'aujourd'hui dit de Jésus «Il progressait en âge, en sagesse et en grâce devant Dieu et devant les hommes». Amen.

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