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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

4/ DIMANCHE DE LA FÊTE DE LA PRÉSENTATION. 2 février 1969.

Luc 2,22-35.

Jésus sera un signe en butte à la contradiction. Il en est de même pour l’Église.

Lorsque ce vieillard dont l'Évangile a gardé non seulement le souvenir, mais aussi le nom, lorsque Siméon eut salué dans l'Enfant Jésus, la gloire du peuple d'Israël et la lumière qui devait éclairer les Nations, il ajouta: «Il doit être un signe en butte à la contradiction».

Nous savons comment ce qui n'était, au jour de la Présentation, qu'une parole prophétique devait se réaliser étroitement tout au long de la vie de Jésus. Ce qui fut vrai du Christ doit l'être également de son Église qui est son prolongement, sa continuation, son corps. Elle aussi doit être un signe et comme tel être en butte à la contradiction.

Un signe, ce peut être un geste, une parole, une personne, une institution; mais ces diverses réalités ne sont signe que lorsqu'elles se trouvent réunir des éléments qui pourtant, d’eux-mêmes, ne semblent pas destinés à se rejoindre.

Que la main soit faite pour saisir, serrer et même écraser, c'est évident: la manière dont elle est constituée le montre, mais que cette même main puisse, selon le degré de sa pression, signifier la solidité d'une amitié, la tendresse d'un cœur, l'ardeur de la passion, voilà qui est étonnant et pourtant nul ne s’y trompe: deux ordres de réalité, l’ordre du corps et l'ordre de l'esprit se trouvent reliés dans une unité à la fois inattendue et plausible et qui demeure cependant toujours fragile. Que la main fasse trop puissante sa pression, elle n'est plus alors que ce qu'elle est; un instrument, un outil. « Tu me fais mal » dit-on.

Qu'au contraire, paralysée par la maladie ou décharnée par l'âge, elle ne puisse plus faire sentir sa chaleur ni moduler sa pression, alors plus rien ne passe des messages du cœur, elle n'est plus signe.

L'Église est signe parce que composée, comme l'humanité elle-même, d'hommes et de femmes, organisée comme le sont les sociétés humaines chargées de gérer des biens ou de diriger la vie sociale, utilisant le langage qui a cours parmi les hommes, se servant des éléments les plus simples le pain, l'huile, le vin; elle évoque pourtant la réalité la plus sublime: Dieu. Elle fait pressentir la présence de l'éternel dans le temporel, celle du spirituel jusque dans les manifestations les plus charnelles de l'existence humaine.

Comme la main, la main faite d'os, de muscles et de nerfs peut introduire à l'ordre caché de l'esprit et du cœur, ainsi l'Église, faite de geste, d'un langage, de lois, de ces éléments qui constituent les sociétés profanes, introduit pourtant à l'ordre caché de Dieu avec nous, du Dieu présent au plus secret des réalités profanes, de nos gestes, de nos mots, de nos groupes...

Mais cette rencontre d'ordres disparates est d'elle-même fragile et nous commençons là à éprouver la contradiction.

Ou bien l'Église s'identifie si pleinement aux réalités humaines qui entrent dans sa constitution qu'elle arrive à se confondre avec elles, alors elle devient opaque et ne laisse rien entrevoir de la présence cachée de Dieu, comme la main qui affirme son poids de chair et d'os étouffe le cœur. Ou bien, semblable à la main décharnée, froide et paralysée, elle décolle du réel et si elle parle de Dieu ce n'est plus du « Dieu avec nous ».

Vous sentez que nous nous trouvons là au cœur des recherches et des débats qui déchirent l'Église aujourd'hui.

C’est le problème de la liturgie et des sacrements.

On comprend bien que certains désirent célébrer l'Eucharistie sur la table même où vient de s'achever le repas de famille, de consacrer le même pain que tout à l’heure le père de famille distribuait à ses enfants, de verser dans un verre le vin qui donne force et allégresse car ainsi est affirmée fortement cette vérité fondamentale de la foi que le salut de Dieu nous est donné dans les éléments même qui constituent l'existence quotidienne.

Mais si rien dans ce repas ne le distingue du repas de chaque jour, si rien ne le soulève au dessus de ses finalités biologiques et sociales, comment sera-t-il un repas eucharistique, comment fera-t-il percevoir que le pain qu'on partage nourrit davantage la vie éternelle que la vie temporelle, comment fera-t-il entrevoir derrière la rencontre d'aujourd'hui le repas éternel de tous les enfants de Dieu dans la maison du Père ?

Et si, à l'opposé, l'Eucharistie n'a plus aucun point commun avec nos repas, si elle se célèbre sur des autels qui ressemblent plus aux tombeaux de nos cimetières qu'aux tables de nos maisons, avec des hosties dont on ne sait si elles sont pain ou carton, si la langue que nous y parlons est une langue morte ou si nous y demeurons inertes et muets comme des cadavres, alors, au lieu de penser que Dieu est pour nous aujourd'hui notre pain de ce jour, comment ne serions-nous pas amenés à penser que pour rencontrer Dieu il faut être en dehors de la vie et comme à demi mort.

C'est le problème de la liturgie et des sacrements, mais c'est aussi celui de l'organisation de l'Église, de ses institutions, des formes selon lesquelles elle exerce son autorité.

S’attache-t-elle à suivre l'évolution des formes sociales, son gouvernement devient-il collégial, fait-elle appel davantage à la responsabilité des fidèles, comme dans les sociétés à forme démocratique, nous nous y retrouvons mieux, c'est bien sûr; mais comment cette Église en continuelle mutation fera-t-elle deviner la présence permanente de l'éternel au sein des variations du temps?

Que par contre, jalouse de son immutabilité elle se fixe dans les formes qui furent celles des sociétés d'autrefois, alors elle ne révèle plus rien de ce qu'elle doit révéler: la vocation éternelle de toutes les réalités du temps.

Quel problème! Et il se complique encore du fait que si l’Église doit être signe, elle doit l'être de la même manière que le Christ le fut.

Voyez-le tel que nous la montre la liturgie d'aujourd'hui dans le mystère de sa Présentation au Temple,

Il est Dieu, le Tout Puissant, mais dans la faiblesse et la fragilité d'un enfant qu'on porte.

Il est le Dieu de gloire, mais dans l'anonymat d'un petit juif soumis aux prescriptions de la loi.

Il est Seigneur et revêtu d'autorité, mais ses lèvres ne peuvent formuler un mot ni donner un ordre...

Et nous, abusés par les images dénaturées qu'invente de la puissance, de la gloire et de l'autorité, l'orgueil de l'homme, nous croyons que l'Église doit bâtir grand et riche, qu'il lui faut conquérir les élites sociales, comme on dit, essayer de gagner les puissants de demain, nous croyons qu'il lui faut prononcer des diktats et faire appel au bras séculier ou, si besoin, a la forte des armes... Mon Dieu !

Ces réflexions suffisent, je pense, pour nous faire comprendre que c’est dans la nature même de l'Église, signe en butte à la contradiction que s'enracinent les débats d'aujourd'hui... que la passion que certains y apportent et des prises de position sans nuances prouvent seulement l'importance de l'enjeu.

Ces réflexions suffisent, je pense, pour que nous demandions avec ferveur que l'Église, guidée par l'Esprit, assumant ses contradictions internes, soit au milieu du monde comme Jésus le fut, signe de la présence de « Dieu avec nous ». Amen.

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