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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

6/ DEUXIÈME DIMANCHE DE CARÊME. 2 mars 1969.

Gn 12,1-51. Th 4,1-7. Mt 17,1-9.

L’appel d’Abraham. La Transfiguration. L’Église. L’appel de la foi.

S'il fallait désigner autrement que par un numéro ce deuxième dimanche de Carême et lui donner un nom qui le caractérise on pourrait, je crois, l'appeler le dimanche de l'appel, de l'appel de la foi.

Aujourd'hui, en effet, on nous parle d'Abraham que Dieu appelle à se mettre en route et à s'en aller vers la Terre Promise. On nous parle de Pierre, Jacques et Jean que Jésus appelle à monter avec lui sur la montagne où, à leurs yeux, il sera transfiguré.

On nous parle enfin de nous, les chrétiens appelés tous d'un saint appel, pour reprendre les termes mêmes de saint Paul, afin de faire resplendir la vie et l'immortalité par le moyen de l'Évangile.

Abraham d'abord. Nous le connaissons mal, bien sûr, ce vieux bédouin nomade dont l'existence voyageuse s'est déroulée voici peut-être quarante siècles. Mais ce que nous avons conservé de lui comme image est vraiment merveilleux. Abraham c'est l'homme qui n'accepte pas les limites et ne se résigne pas à l'impossible.

Il n'accepte pas même, à 75 ans, de devoir rester enfermé entre les murs étroits de la Ville d'Haran et le voilà qui part avec sa femme, neveu, serviteurs et troupeaux pour une terre inconnue.

Il n'accepte pas que la vieillesse vienne tarir sa vitalité, que son existence se limite à sa propre existence, il rêve de prolongements innombrables comme les étoiles du ciel... et voici que, dans son grand âge, contre toute attente, une descendance lui est donnée.

Il n'accepte pas que la mort fasse obstacle à la vie et nous le voyons prêt à relever l'impossible défi, à tenter l'expérience folle, à immoler son fils, son unique: il croit, en effet, que Dieu peut faire jaillir la vie de la mort et qu'un cadavre pourrait fleurir en arbre de Vie. Il a pris conscience que Dieu est du coté de la vie et que vivre, construire l'avenir, c'est collaborer avec lui, c'est répondre à un appel qui vient de lui.

L'enseignement que nous apporte le récit de la Transfiguration va beaucoup plus loin.

Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean son frère et il les emmena à l'écart sur une haute montagne... il fut transfiguré devant eux.

Pierre, Jacques et Jean, ils connaissent bien Jésus. Depuis des mois, des années peut-être, ils vivaient avec lui. Ils l'avaient si souvent regardé, contemplé. Ils connaissaient tous les traits de son visage, ils savaient quelle clarté de bonté, de douceur, d'autorité aussi l'éclairait quand il écoutait, parlait, ordonnait, priait... Sa voix, ils en avaient dans l'oreille toutes les flexions, toutes les nuances.

Or, devant eux, Jésus ne s'efface pas pour laisser place à la révélation fulgurante de la divinité. Non, il reste là devant eux, mais la clarté habituelle de son visage se fait plus pénétrante et révèle le foyer divin auquel elle s'alimente. Sa voix, sa parole, ses mots s'enlacent dans un dialogue qui dépasse le temps et exprime des réalités éternelles. Devant eux ce n'est plus un homme consacré à une tâche humaine et devenant de ce fait collaborateur du dessein de Dieu comme le fut Abraham; c'est, dans le mystère d'une personne, Dieu et l'homme étroitement unis, indissolublement liés pour l'éternité. En Jésus, entouré de Moïse et d'Élie, se manifeste une Alliance nouvelle qui ne repose plus sur l'acceptation d'une loi et l'observance d'un code moral ou rituel mais sur le seul fait d'être homme. En Jésus, Dieu apparaît comme définitivement lié à l'humanité et, désormais, pour tout homme, consacrer par un acte libre son appartenance à l'humanité - dont Jésus lui aussi fait partie pour toujours - c'est du même coup se lier à Jésus et entrer avec lui et en lui dans la communion de Dieu, dans l'Alliance nouvelle et éternelle.

Ces mots d'Alliance nouvelle et éternelle nous ramènent à la communauté que constituent les croyants, les appelés à la foi, quand, rassemblés autour de l'autel, ils célèbrent l'Eucharistie et proclament: « il est grand le mystère de la foi ».

Quel contraste déconcertant entre ce que nous entrevoyions tout à l'heure dans l'événement de la Transfiguration et la réalité de l'Église communauté des croyants.

D'une part les perspectives d'une Alliance nouvelle aux dimensions de l'humanité, une communion établie dans le Christ entre Dieu et les hommes par le seul fait de se vouloir membre libre et vivant de l'humanité.

D'autre part une poignée d'hommes et de femmes - car nous ne pouvons pas nous le cacher, nous ne sommes au milieu du monde qu'une petite poignée - une poignée d'hommes et de femmes touchés par la lumière de la foi et appelés à entrer dans l'Église par le sacrement de baptême.

Ne nous scandalisons pas de cette disproportion mais prenons conscience de sa signification et des exigences de notre vocation.

Car être appelé à la foi, c’est être appelé à être deux fois fidèle à l'humanité, à la condition humaine.

Fidèle à l'humanité parce qu'elle est le lieu de notre solidarité avec les hommes: tous sont mes frères et je ne peux ni ne veux me séparer d'aucun d'eux... Fidèle à l'humanité ensuite parce que, éclairé par la foi, je sais qu'en elle habite Jésus-Christ et que c'est là que je dois le retrouver. C'est cette fidélité à deux degrés qui prolonge dans le monde d'aujourd’hui le mystère de l'Incarnation de Jésus. Parce que d'autre part dans cette solidarité, (le fidèle) reconnaît à la lumière de la foi la présence du Christ Jésus et en l'acceptant se lie à lui, tous les hommes, dans la mesure où ils acceptent d'être hommes, se trouvent (alors) par lui et en lui, rattachés à Jésus...

Tel est le sens de notre appel à la foi: quelques uns sont appelés à vivre leur vie d'homme dans la foi à Jésus et reconnue et acceptée pour que tous les hommes, en vivant leur vie d'homme, soient reliés à Jésus même ignoré et inconnu.

Mais vivre dans la foi à Jésus, suppose que nous essayons de vivre notre vie d'homme à la manière de Jésus, tel qu'il nous apparaît dans l'Évangile: une vie qui ne se laisse pas prendre aux pièges de la richesse, du prestige, de la puissance, mais se plie aux solidarités de l'amour, même s'il doit en coûter. C'est ainsi que nous prolongerons aussi le mystère de la Transfiguration du Christ et que « par le moyen de l'Évangile, nous ferons resplendir la vie et l'immortalité... »

Si l'Église, communauté des croyants, vivait dans la fidélité aux hommes et la fidélité à Jésus, si son organisation et ses actes étaient plus proches de l'Évangile, alors les hommes éprouveraient-ils peut-être en la voyant, l'émerveillement que connut Pierre sur le Thabor et pourquoi ne diraient-ils pas comme lui: « Quel bonheur pour nous d'être ici! » Amen.

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