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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

8/ CINQUIÈME DIMANCHE DE CARÊME. 23 mars 1969.

1 R 17,1-17. Jn 11.1-45.

La résurrection de Lazare.

« Déliez-le et laissez-le aller » - Et voici Lazare dégagé de son suaire et de ses bandelettes qui sort de son tombeau pour, une seconde fois, s'avancer dans la vie.

Et nous sommes tentés de dire: pauvre Lazare! Une fois ce n'était pas assez, une première expérience ce n'était pas suffisant... Il fallait qu’il se retrouve à nouveau avec son corps, son cœur et son esprit, face à lui-même, au milieu des autres et au milieu du monde, il fallait donc qu'il recommence à vivre pour recommencer à mourir. Car, à peine sorti du tombeau, comment ne l'aurait-il pas su que, délié de ses bandelettes, c'était à nouveau vers la mort qu'il s'en allait...

Nous en tout cas, pour nous, nous le savons trop bien et l'évidence ne peut être repoussée: la mort est installée au cœur de tout ce qui fait notre existence. La mort, cette force de décomposition, nous savons ce qu'elle fera un jour de notre corps, cet ensemble si merveilleusement organisé, quelques ossements desséchés comme des minéraux incohérents...

Mais elle est à l'ouvrage sans cesse, non seulement dans notre corps, mais dans notre personne, dans le monde et jusque dans l'Église... C'est elle qui oppose en nous, et dans un conflit douloureux, les aspirations généreuses à la pesanteur de l'angoisse - l'élan vers les autres à rencontrer, servir et aimer à l'affaissement sur notre moi à protéger, sauvegarder, affirmer dans l'opposition - C'est elle qui dans les familles tend à séparer les époux que Dieu a unis indissolublement, oppose, dans des conflits de générations et des incompréhensions mutuelles, ceux qui devraient s'aider mutuellement pour une vie plus ample... - C'est elle qui dresse les uns contre les autres, dans la haine mutuelle ou le refus de collaboration, les classes sociales, les nations réduisant à l'état d'utopie irréalisable l'entente, l'harmonie, l'unité des Nations qui pourtant serait source de vie... - C'est elle encore qui dans l'Église tend à dissocier tradition et progrès, peuple et hiérarchie, institution et événement, prêtres et prophètes, clercs et laïcs.

Nous reconnaissons sa présence et son action partout où l'élan retombe et s'affaisse, où le mouvement créateur de l'avenir se replie sur la seule conservation du passé, partout où ce qui était uni se dissocie, se défait, se décompose. Elle est partout. Et le signe le plus évident de sa présence c'est le désespoir qui s'établit en nous, lourd comme la pierre qui ferme un tombeau où, depuis quatre jours déjà, s'exerce sur un corps le travail de la décomposition...

Vous me trouvez pessimiste, je ne le crois pas.

Mais de toute manière en vous partageant ces pensées que vous pouvez trouver noires, je ne fais qu'obéir au mouvement de la liturgie. C'est elle qui dans une première lecture nous a amenés avec le prophète Ezéchiel devant la plaine immense que couvraient les ossements desséchés, morts comme l’espoir au cœur du peuple d'Israël décomposé, dispersé par l'exil.

C'est elle qui, reprenant un texte de Saint Paul, nous parle de nos corps mortels, du corps déjà mort, et d'une vie selon la chair qui ne peut plaire à Dieu et qui n'est donc que mort et non pas vie. C'est elle qui nous place, et avec quel réalisme cruel, devant le tombeau où Lazare est enfermé depuis quatre jours...

C'est vrai. Mais si l'Église aujourd'hui nous oblige à ouvrir les yeux, comme malgré nous, sur notre misérable condition d'hommes et de pêcheurs - si elle nous pousse jusqu'aux rives du désespoir, c'est pour que nous atteigne plus vivement, c'est pour que nous frappe plus fortement la Bonne Nouvelle qu'elle nous apporte.

Devant les ossements desséchés, dispersés sur la plaine, le prophète se dresse et au nom de Dieu il proclame: « Je vais ouvrir vos tombeaux et je vous en ferai sortir ô mon peuple. Je vous donnerai mon esprit et vous vivrez... ».

Aux chrétiens de Rome, plongés dans la décomposition sensuelle du monde païen et tentés par les sécurités orgueilleuses du légalisme pharisien, saint Paul écrit: « Vous, vous n'êtes pas dans la chair mais dans l'esprit puisque l'Esprit de Dieu habite en vous... »

Et peut-être fallait-il que Lazare, son ami, fût mort. Peut-être fallait-il qu'il soit livré aux forces de décomposition de la tombe, pour que l’arrachant à l’emprise de la mort, Jésus puisse proclamer avec tant de force: « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi ne connaîtra jamais la mort».

II faut que nous aussi, entraînés par l'Église, nous ayons le courage de considérer notre corps qui se défait, notre cœur divisé et travaillé par le péché, nos familles toujours menacées de dissociation, le monde déchiré, ensanglanté par les préjugés, les haines, le besoin de posséder et de dominer; l'Église elle-même divisée depuis des siècles, prise aujourd'hui dans les remous d'une évolution dont l’issue, aux regards humains, est bien incertaine; il faut que nous ayons ce courage pour que prenne toute sa portée et toute sa force notre foi en Jésus le Sauveur, celui qui proclame: «Je suis la Résurrection et la Vie».

La foi que nous devons lui donner en effet, ne porte pas d'abord sur sa propre résurrection qui, au matin de Pâques, le fera sortir vivant de son tombeau... elle ne concerne pas non plus, en premier lieu, notre résurrection à nous, au delà de notre mort physique, corporelle... notre foi porte d'abord sur notre vie d'aujourd'hui, sur notre monde d’aujourd’hui, sur notre Église d'aujourd'hui.... et elle nous pousse à affirmer que là où notre expérience et notre réflexion ne discernent que le visage de la mort, se cache pourtant une vie invincible… là où nous ne constatons que la pesanteur de la chair qui divise, dissocie, se décompose est pourtant à l'œuvre l'Esprit qui rassemble et unit dans une vie nouvelle et éternelle; mon corps se défait, oui, mais j'attends pour lui la résurrection des morts et la vie du monde à venir... Mon cœur se divise et je fais le mal que je ne voudrais pas; oui, mais où le péché abonde, la grâce, je le crois, surabonde... Le monde des hommes est en proie aux conflits de toutes sortes: je crois que ses gémissements crient son attente de la révélation des Fils de Dieu et que ses douleurs se résoudront dans l'enfantement d'un monde nouveau.

Je vois l'Église ébranlée, travaillée de forces antagonistes, mais je sais, je crois qu'elle porte en elle l'Esprit de Jésus et je l'entends qui dit ses apôtres: «Voici, je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles».

Je crois que Jésus est Résurrection et Vie. Mais cette foi ne risque-t-elle pas de demeurer au niveau de la pure affirmation verbale... C'est un grave danger, nous le savons, iI n'y a qu'une manière de l'éviter:

Puisque nous croyons que déjà la Vie est en nous, puisque nous croyons que l'Esprit de Dieu habite en nous et dans le monde, partout, coûte que coûte, faisons le jeu de la vie; tenacement, partout où la mort fait œuvre de décomposition, travaillons à recomposer; partout où un homme est prisonnier de la peine, du malheur, de l'épreuve, de l'injustice, de la souffrance, partout, comme Jésus, appelons-le dehors, délivrons-le, laissons-le aller - car, grâce à Jésus, ce n'est plus vers la mort que conduisent les routes des hommes, mais vers la vie. Amen.

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