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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

11/ FÊTE DU CHRIST-ROI. 1969.

Matt. 25, 31-46.

Le Jugement dernier.

Il aurait mieux valu pour notre tranquillité à tous que saint Matthieu ne nous rapporte pas ce récit du Jugement Dernier. Il est peu de pages de l'Évangile en effet qui soient plus nettes, plus péremptoires que celle-là. Il en est peu aussi devant lesquelles il soit plus difficile de jouer au plus fin, de discuter, de biaiser. On nous y enseigne de la façon la plus formelle que la rencontre avec le Christ sauveur s'établit dans la rencontre avec l'homme dans son dénuement et sa pauvreté. On nous dit que si nous voulons être sauvés, c'est à dire entrer au-delà du déterminisme de notre vie dans la liberté souveraine de Jésus, il nous faut aliéner notre liberté en nous faisant proches du prisonnier gardé en captivité et privé de sa liberté - on nous dit que si nous voulons être sauvés, c'est-à-dire entrer, au-delà des divisions de l'existence, dans la fraternité universelle du Corps du Christ, il nous faut accueillir celui qui est le moins frère, le plus différent, le plus loin de nous. Il nous faut ouvrir notre porte à l'étranger et le faire asseoir à notre table - on nous dit que si nous voulons être sauvés, c'est-à-dire trouver dans le Christ une vie qui ne sera plus en butte aux attaques de la maladie ni menacée par la mort, il nous faut prendre notre temps, donner de notre vie et l'exposer au bénéfice de celui qui subit déjà les premières atteintes de la mort au bénéfice du malade. C'est en m'identifiant au prisonnier que je suis libre. C'est en m'appauvrissant par le don que je trouve les vraies richesses. C'est celui en qui rien ne me permet de reconnaître le Christ, c'est celui-là qui m'établit dans la communion du Seigneur Jésus. Cet enseignement, le contraire serait étonnant, est consonnant avec tout le reste de l'Évangile. On entend résonner derrière ce récit du Jugement Dernier l'affirmation si étonnante: « celui qui perd sa vie, la sauve ». On entend chanter les béatitudes qui disent: « bienheureux les pauvres, bien-heureux les doux, bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice » - On y retrouve la parabole où saint Luc, pour nous apprendre ce qu'il faut faire pour posséder la vie éternelle, pour vivre toujours avec Dieu nous parle de ce Samaritain qui consacre son temps et ses ressources au service du malheureux laissé pour mort sur le bord de la route de Jérusalem à Jéricho. Cet enseignement est sous-jacent à tous les dogmes de la doctrine chrétienne, à tous les mystères de notre foi; depuis le mystère de la Trinité qui nous montre Dieu se faire homme, limitant sa liberté, s'appauvrissant avec nous, partageant notre mort. C'est la même vérité qui inspire tous les rites de l'Église, tous les sacrements. Dans un instant, quand nous allons nous avancer vers l'autel pour recevoir l'hostie au creux de notre main, que pourrions-nous vraiment attendre de ces quelques grammes de pain, de cette nourriture dérisoire pour soutenir et refaire les forces de notre corps?

Et pourtant nous croyons que dans cette pauvreté de l'hostie nous recevons le Christ lui-même dans toute la richesse vivante de sa personne. Mais les rites ne durent qu'un bref moment. Et à peine les avons-nous célébrés que leur empire sur nous perd de sa force. Les vérités de la doctrine chrétienne risquent bien souvent de ne toucher que notre esprit. Elles ne mordent pas de manière contraignante sur notre comportement. Elles ne pèsent pas sur nous.

Les autres pages de l'Évangile peuvent être discutées, commentées dans un sens ou dans un autre, l'Évangile du Jugement Dernier, lui, est indiscutable et ne laisse place à aucune glose, à aucune interprétation. Il n'y a qu'un chemin vers le Christ, il passe par les plus petits de mes frères. Il n'y a qu'une porte pour le Royaume des cieux, c'est celle de l'homme dans sa pauvreté et sa solitude. Ce chemin, il est difficile. Cette porte, elle est étroite.

Comment pourrais-je, en effet, être attiré par le pauvre, justement parce qu'il est pauvre? Par l'étranger, justement parce qu'il est sans lien avec moi? Par le malade parce que la vie le fuit? Comment pourrais-je aller vers celui qui n'a rien à me donner, vers celui à qui je ne peux rien demander, vers celui dont je n'ai rien à attendre? Ce serait une démarche sans raisons, sans motifs, sans intérêts. Et il est impensable qu'un homme pose un acte sans raisons, sans motifs, sans intérêts. Et pourtant ne voyons-nous pas autour de nous tant d'hommes et de femmes, chrétiens ou non, qui d'un cœur généreux ouvrent leurs maisons aux étrangers, nourrissent ceux qui ont faim, visitent les prisonniers, consolent ceux qui sont seuls. L'explication de cette attitude inexplicable nous est donnée par la fête que nous célébrons aujourd'hui, la fête du Christ Roi.

Dire que le Christ est Roi, c'est affirmer qu'il exerce sur tous les hommes une attraction souveraine. Il est constitué comme le pôle de l'humanité.

Parce que, aujourd'hui encore, Jésus fait partie de cette humanité, il n'y a pas au monde un seul homme qui lui soit étranger, un seul homme qui ne soit au plus profond de lui-même influencé par lui. Tout homme, quel qu'il soit, porte en lui un point par où il est du Christ. Quand, sans raisons, sans motifs, sans intérêts, d'une manière inexplicable, nous nous faisons proches d'un homme qui normalement devrait nous rester étranger, c'est que nous obéissons obscurément à l'attraction que le Christ exerce sur nous. C'est lui, l'Évangile d'aujourd'hui nous le révèle, qui nous appelle et nous attire. Nous sommes alors en situation de foi. «Quand vous l'avez fait à l'un des plus petits d'entre mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait».

En ce jour du Christ Roi, ouvrons largement nos cœurs à l'attraction du Christ Jésus. Puissions-nous le rencontrer, le reconnaître dans les plus petits d'entre nos frères. Essayons aussi de faire naître ou de faire grandir dans les cœurs la compassion pour ceux qui souffrent, afin qu'il n’y ait pas un seul homme au monde qui, du moins une fois dans sa vie, n'ait donné à manger à un affamé, n'ait ouvert sa demeure à un étranger, n'ait partagé la peine de celui qui pleurait, afin aussi qu'il n'y ait pas un seul homme qui, à la fin des temps, n'entende l'invitation du Seigneur «venez les bénis de mon Père, recevez le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde». Amen.

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