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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

12/ TROISIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 25 janvier 1970.

Mc., 1, 14-20. 1 Cor. 7, 29-31. Jonas, 3, 1-5.10

Appel des Apôtres.

Cet appel adressé à des jeunes hommes au travail sur la rive du lac - cette rupture soudaine avec ce qui jusque là était toute leur vie: père, bateau et filets. Ce départ à la suite de Jésus, c'est l'histoire très concrète et personnelle de quatre hommes qui seront désignés plus tard par le terme d'apôtres, mais qui nous sont présentés dans le récit de l'évangile par le nom qui est le leur.

C'est un événement de la vie de Pierre et André, de Jacques et de Jean. Et parce que c'est un événement de leur histoire nous en lisons le récit comme on lit l'histoire des autres, avec intérêt sans doute, mais aussi un certain détachement en prenant de la distance: ça ne nous concerne pas vraiment.

Mais à peine ai-je dit cela: «ça ne nous concerne pas vraiment», que nous sentons, vous et moi, que ça n'est pas vrai. Que c'est mutiler l'Évangile que de le réduire à cette pauvre objectivité historique. Que c'est le trahir que de l'enfermer dans le passé et de n'y voir que l'histoire des autres.

Nous sentons fortement sinon clairement que c'est là l'histoire de Pierre et d'André, de Jacques et de Jean. Ce doit être aussi mon histoire de croyant, et que pour moi comme pour vous, être chrétien aujourd'hui, c'est aussi laisser là père, bateaux et filets, suivre Jésus et devenir avec lui et comme lui pêcheurs d'hommes.

Nous le sentons fortement et la certitude que nous avons est juste. L'Évangile ce n'est jamais seulement l'histoire des autres, c'est toujours aussi notre histoire, mon histoire personnelle de croyant. Essayons, voulez-vous, de voir comment.

Des premiers apôtres il nous est dit que sur l'appel du Christ ils laissent là leur père et leurs compagnons, leur barque et leurs filets.

Père et compagnons, barque et filets c'est la forme que prenait pour eux ce double univers dans lequel se déploie et s'enferme l'existence de l'homme: l'univers du groupe, l'univers du travail et de la production.

Que l'homme soit par nature un être social, c'est une évidence. Il ne pourrait naître sans l'existence préalable d'un couple. Il ne peut s'épanouir sans une famille. Il ne saurait rien sans un langage. Il n'apprendrait rien sans société. C'est une évidence si contraignante que lorsqu'il réfléchit sur lui-même et sur le sens à donner à sa vie il en arrive vite à conclure que s'il n’existe que par le groupe il ne peut aussi exister que pour le groupe. Et à tous les âges de la philosophie apparaissent des doctrines qui structurent et fortifient cette philosophie spontanée: ce qui donne un sens à la vie de l'homme c'est la soumission au groupe: que ce groupe s'appelle famille, religion, parti, nation.

Que l'homme soit par nature un producteur de biens, qu'il soit fait pour exploiter cet univers au milieu duquel il est situé, ça aussi c'est une évidence, des haches de pierre polie que l'on découvre dans les sépultures préhistoriques jusqu'aux extraordinaires fusées interplanétaires, toute l'activité de l'homme le prouve. Et quand, pour essayer de donner un sens à sa vie, l'homme réfléchit sur son activité la plus spontanée il en arrive aussi à conclure que ce qui donne un sens à la vie c'est la soumission à cette puissance qu'il porte en lui, et qu'il doit sans cesse développer sa maîtrise sur le monde, tendre de nouveaux filets pour capter encore de plus amples richesses.

Mais voici que sur la plage de cet univers fermé comme un lac et dans lequel nous nous bouclons nous-mêmes, Jésus fait irruption et s'adresse à nous comme il s'adressa autrefois à Pierre et André, à Jacques et à Jean.

À nous, hommes d'aujourd'hui prisonniers trop facilement soumis au groupe ou aux richesses, il dit: venez, suivez-moi et je vous ferai pêcheurs d'hommes.

Par cet appel, par cette promesse il bouleverse l'ordre des valeurs reconnues, il fait faire une révolution au sens imposé à la vie, il invite les hommes à entrer dans un nouvel univers de relations.

Dire je vous ferai pêcheurs d'hommes, c'est affirmer pour ceux qui le rencontreront et le suivront que l'absolu de la vie n'est ni le groupe ni la richesse, mais l'homme.

Que le sens de la vie n'est à chercher ni dans la soumission au devenir du groupe ni dans la main-mise sur de nouvelles richesses, mais dans l'amour et le service de l'homme.

Que la tâche qui mérite que nous lui consacrions toutes les ressources de notre esprit et de notre cœur, comme il y a consacré lui toutes ses forces jusqu'à la dernière goutte de son sang, c'est d'aller avec un amour qu'on voudrait inlassable chercher l'homme dans les grands fonds obscurs et froids où le tiennent prisonnier la cupidité et la volonté de puissance pour l'amener enfin à la lumière et à l'air libre pour qu'il puisse prendre sa stature d'homme.

Suivre Jésus et avoir foi en lui c'est reconnaître que ce monde régit par la vie de la collectivité et du profit n'est pas le vrai monde, que ses lois s'imposent encore hélas et écrasent misérablement l'homme. Mais le croyant sait, comme saint Paul l'écrivait aux Corinthiens, que ce monde n'a pas raison et que déjà il est en train de disparaître... car le Royaume de Dieu est là.

Et le Royaume de Dieu c'est le monde où l'émerveillement et la vénération règnent à la place du mépris, c'est le monde où le service de l'homme et de sa liberté chassent l'exploitation et l'asservissement, c'est le monde où l'on ne profite pas, où l'on ne possède pas avec droit d'user et d'abuser, où l'on ne thésaurise pas mais un monde où l'on admire, vénère, libère.

Le Royaume de Dieu qui est là, oui, c'est le Royaume de l'homme aimé comme Dieu l'aime, servi comme Dieu l’a servi.

J'hésite à dire cela, vous le comprenez bien. N'est-ce pas trop donner à l'homme?

Mais regardez Dieu en Jésus-Christ - quand nous aurons réussi à entrevoir quel insondable amour de l'homme suppose chez Dieu le fait de se faire homme - et s'étant fait homme de mourir pour les hommes - quand nous aurons réussi à imiter ce qu’a fait Jésus-Christ, quand nous aurons éveillé dans notre cœur et dans notre vie la passion pour l'homme, sa grandeur et sa liberté qui a commandé sa vie, quand nous en serons là, alors nous pourrons écouter ceux qui nous accuseraient de je ne sais trop quel horizontalisme et de donner trop à l'homme.

N'ayons crainte, c'est sur le chemin du trop pour l'homme que nous sommes le plus sûrs de rencontrer celui qui a aimé jusqu'à la mort et la mort de la croix... Suivez-moi, je vous ferai pécheurs d'hommes...

C'est à nous aujourd'hui que Jésus adresse cet appel; non pas sur les bords d'un lac paisible auprès des barques familières, mais

dans un monde qu'éclairent sinistrement des corps qui brûlent,

dans un monde où les armes de mort se vendent mieux et plus cher que le pain et les vivres,

dans un monde où les produits fabriqués sont tenus pour plus précieux que ceux qui les fabriquent ou en assurent la vente,

dans un monde où pour l'intérêt d'un parti ou d'un pays on jette en prison, on fait taire les poètes, on falsifie textes et paroles.

Devant ce monde qui est déjà un monde de mort et sur lequel plane, comme sur le Ninive de Jonas, une menace de destruction, comprendrons-nous qu'il est temps de nous convertir et de rejoindre Jésus dans sa passion pour l'homme, de nous faire avec lui pécheur d'hommes pour les amener à la lumière et à la liberté du Règne de Dieu qui est là.

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