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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

15/ QUINZIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 12 juillet 1970.

Am 7,12-15. Ep 1,1-4. Mc 6,7-13.

Le devoir des Chrétiens est de prophétiser, par leurs paroles et par leur vie.

Je suis sûr que vous aurez remarqué au passage le texte d'Amos. D'abord parce qu'il est rare que nous ayons l'occasion, dans la liturgie dominicale, de lire un texte de ce prophète mais aussi parce que, avec un mauvais esprit journalistique, il serait si facile d'utiliser ce texte pour souligner, dans le contexte de la vie de l’église d'aujourd'hui, l'opposition qu'on voudrait établir entre le prêtre enlisé dans ses structures épaisses et lourdes et le prophète soulevé, lui, par l'action de l'Esprit de Dieu. Mais ce n'est pas pour nourrir des oppositions factices que l’Église a mis aujourd'hui le prophète Amos au premier rang de la liturgie de la parole. C'est, bien plutôt, pour nous rappeler quelle est notre vocation et que nous sommes, nous aussi appelés à être prophète, c’est-à-dire ministres de la Parole. Nous avons à faire deviner et admettre la présence et l'action de Dieu dans la vie de chaque homme et dans l'histoire du monde. Comme la parole doit faire deviner et admettre les pensées cachées de l'esprit, les élans indicibles de cœur. Cette mission de prophète, nous devinons combien elle doit être exigeante: c'est pourquoi trop facilement nous nous en déchargerions sur d'autres et confierions le soin à des spécialistes patentés. C'est parce qu'elle sent nos réticences que l'Église nous parle aujourd'hui du prophète Amos. Rien en effet ne semblait le designer pour être prophète. I1 n'appartenait pas à une famille sacerdotale et, dans le passage que nous avons lu de son livre, nous le voyons même en conflit avec le prêtre responsable du temple royal de Béthel. Il n'était pas non plus de ces sectes que l'on appelait «les fils de prophètes», c'est-à-dire de ces hommes doués de pouvoirs parapsychiques et qui gagnaient leur vie en s'exhibant dans des exercices un peu étonnants, frappant à la manière des derviches de l'Inde. C’était un cultivateur. Il avait les pieds sur la terre; son troupeau, ses figuiers, c'était là tout son monde, tout son univers. Et c'est dans ce monde, dans cet univers que l'esprit de Dieu vient le saisir et le constituer prophète pour ce monde, pour cet univers. Nous aussi, depuis que nous avons été appelé à la foi, et c'est une chose bien extraordinaire que d'être au milieu de ce monde, du petit nombre des hommes appelés à la Foi.

Depuis que nous avons été appelés à la foi et que cet appel a été confirmé, consacré par le sacrement de baptême, nous sommes investis d'une mission. Nous avons, nous aussi, à parler au monde.

Pour lui dire quoi?

Pour lui dire une chose inouïe, impensable, inimaginable: cet extraordinaire dessein de Dieu qui nous est décrit dans le premier chapitre de l'épître aux Éphésiens, Alors que l'homme, se sentant si facilement perdu au milieu de ce monde immense, incapable de discerner le sens de sa vie, se croirait le jouet d'un hasard, la Parole de Dieu vient nous dire, et nous sommes chargés de dire aux hommes, que bien loin d'être l’objet d'un hasard, Dieu, de toute éternité, avant la création du monde, a pensé à chacun de nous. Que chacun de nous est unique, irremplaçable, qu’il a été choisi pour être placé à tel point de l'espace, à tel moment du temps pour jouer un rôle unique dans le déroulement du dessein de Dieu.

Alors que les hommes, accablés par le poids de ce péché toujours répété trop facilement s'abandonneraient à la honte et au désespoir; alors que les hommes entourés de mépris ont l'impression d’être repoussés, rejetés, méprisés, alors que dans notre monde le mépris de l'homme a été poussé à un point sans doute jamais atteint depuis les cages en bambou du Vietnam du sud jusqu'au jugement que nous rapporte l’Aveu, et, d'une façon moins grave peut-être mais tout aussi pernicieuse, jusqu'à cette publicité qui nous manipule, nous manie, nous conduit, nous détermine et fait de nous des objets, l’homme serait si tenté de se juger méprisé et abandonné… Voici au contraire que la Parole de Dieu vient lui dire qu'il est, de toute éternité, entouré d'un amour qui jamais ne l'abandonne, entouré d'une tendresse infinie qui l'anime et le réchauffe.

Alors que voyant le déroulement de l'histoire autour de nous, voyant les nations s'opposer dans des conflits de plus en plus redoutables et de plus en plus sanglants, l'homme a l'impression d'être pris dans un mouvement d'histoire qui doit aboutir à une catastrophe, à une sorte d'atomisation, la Parole de Dieu vient nous dire, et nous devons dire, au contraire, que l'homme est saisi dans un puissant mouvement d'unification et que Dieu a formé le dessein qui se réalisera de rassembler et de réunir toute choses, tout ce qui est dans le ciel comme tout ce qui est sous la terre, sous l'unité d'un seul chef, d'une seule tête: le Christ Jésus; comme les membres d'un corps sont réunis par la tête qui les assemble et à l'impulsion de laquelle ils obéissent.

Mais les mots dans lesquels est décrit ce dessein de Dieu sont si extraordinaires, si lourds de sens qu'ils semblent hors de la portée de notre intelligence. Ils nous dépassent. Ils deviennent pour nous comme irréels.

Devant de telles paroles nous sommes semblables à ces personnes âgées -mais on est vite âgé à certains points de vue- à ces personnes âgées qui ne se sont jamais habituées a compter en francs nouveaux; et pour elles, une somme qui dépasse dix mille francs n'a plus aucun sens, aucune signification, elles ne peuvent plus se rendre compte à quoi cette somme correspond de réel. Nous savons ce qu'est un enfant, ce qu'est un fils, mais quand on nous dit que nous sommes appelés à être dans le Fils de Dieu pris dans le Christ Jésus, nous ne savons plus alors ce que ce mot peut signifier de réel pour nous. Nous savons ce qu'est un corps, mais quand il s'agit du corps du Christ qui rassemble l'humanité toute entière, tous les hommes de tous les temps et de tous les lieux, alors une telle réalité dépasse notre imagination, la compréhension de notre esprit, et nous ne savons plus ce que ce mot de corps peut bien vouloir dire, ni surtout ce que ces mots nous décrivent du dessein de Dieu, nous font deviner de ce dessein. Et dans une telle contradiction avec l'expérience de la vie quotidienne que nous n'osons pas les employer ces mots, les communiquer aux hommes.

Comment dire aux hommes, perdus au milieu du monde, que Dieu pense à eux de toute éternité, qu'ils sont pris dans le déroulement de son dessein ? Comment dire à ceux qui se savent méprisés d'une façon extraordinaire qu'ils sont l'objet d'un amour et d'une tendresse infinie et qu'ils sont considérés comme des fils ? Comment affirmer à ceux qui se sentent déjà atteints par les forces de désintégration du monde qu’un travail d'unité est à l'œuvre en eux et qu'ils s'avancent vers ce jour où ils ne seront plus qu'un dans le Christ. Parler ainsi, employer de tels mots, proclamer un tel dessein, c'est risquer de passer pour fou, pour de pauvres utopistes dont les propos jamais ne pourront se réaliser. Si les mots nous manquent, si la parole nous fuit, il nous reste au moins les actes, les gestes, les choix profonds de notre vie qui vont parler plus que nos mots. Ce sont ces choix profonds, ces options que le Christ apprend à ces apôtres au moment même où il les envoie en mission. Ces choix, ces options peuvent, je le pense, se ramener à trois principales:

La première, c'est le choix de la pauvreté, encore qu'il soit bien difficile de prononcer ce mot de pauvreté aujourd'hui dans l'Église où il souligne d'une façon si cruelle la richesse qui est encore la nôtre. Plus modestement disons que le Christ nous invite à nous méfier, à fuir tout ce qui serait domination, tout ce qui serait puissance, tout ce qui serait recherche d'une emprise sur les autres ou sur le déroulement du temps. Il veut que notre liberté à l'égard de la puissance et de la domination laisse entrevoir que nous ne sommes pas totalement saisis par la réalité de ce monde où domine en effet la puissance mais que déjà nous sommes citoyens d'un autre monde qui est régi par la loi de l'amour. Nous ne sommes pas du temple du roi, nous ne sommes pas du sanctuaire royal de Béthel où s'affirmait la puissance politique. Nous sommes d'un autre monde où la puissance politique n'a plus cours, un monde régi par la tendresse de Dieu, par l'amour de notre Père.

La deuxième option est une option de fraternité. Nous voyons les apôtres qui rentrent dans les bourgades pénètrent dans les maisons s'efforcent d'établir avec les habitants des liens de simplicité fraternelle. Ils s'installent là, ils partagent les repas, ils parlent. Et si leur tentative d’une constitution d'une communauté fraternelle échoue, ils s'en vont et ils partent ailleurs, mais pour essayer, là où ils se trouvent à nouveau d'établir à nouveau une communauté de frères. Ainsi devrions-nous, nous les chrétiens, être au milieu de ce monde des artisans infatigables de la fraternité entre les hommes. Ainsi devrions-nous sans nous lasser reprendre continuellement ce travail, renouer continuellement ces liens. Et si les difficultés sont telles, si les obstacles sont si infranchissables que nous ne puissions pas réussir à établir là une communauté fraternelle, il nous faut aller ailleurs et sans nous décourager, sans désespoir, nous remettre à construire un monde plus fraternel.

Et la troisième option, le troisième choix, c'est une attitude profonde de compassion pour l'homme, l’homme diminué, l'homme asservi. Nous voyons les apôtres se pencher sur les malades et les guérir, nous les voyons se faire proches des possédés, les délivrer de cette puissance de Satan qui les tenait en esclavage.

Nous devrions nous aussi, chrétiens, avoir la passion de la liberté de l'homme, être sensibles à tout ce qui empêche l'homme d'aujourd'hui d'être lui-même, d'être pleinement libre; que ce soient les déficiences de son corps atteint par la maladie; que ce soient les obscurités de son esprit; que ce soit la puissance politique qui s'impose à lui et l’empêche de s’épanouir dans la liberté, partout où des hommes sont esclaves, partout où les hommes sont asservis, nous devrions être là avec passion pour promouvoir la liberté des hommes. Ainsi parlerions-nous d'un monde où l'homme, fils de Dieu, vivrait dans la liberté et vit déjà dans la liberté des enfants de Dieu.

Ces choix profonds de la pauvreté, de la liberté, de la compassion pour l'homme asservi sont plus éloquents que des paroles et, plus que des mots, ils font deviner l'existence cachée et pourtant réelle de ce Royaume de Dieu présent parmi nous.

«Arrête de prophétiser» disait le prêtre de Béthel à ce pauvre Amos qui n'en pouvait mais. Ce n'est pas ce conseil qu'un prêtre aujourd'hui vous donnerait car il me semble que le rôle du prêtre au milieu du peuple de Dieu c'est au contraire de susciter des prophètes, de rappeler à tous les chrétiens leur vocation de prophètes au milieu du monde et de leur donner les moyens par la Parole de Dieu et par les sacrements d'être fidèles à cette vocation prophétique. Ce n'est donc pas «arrête de prophétiser» que nous vous dirons aujourd'hui, mais bien au contraire «commençons à prophétiser». Non pas par nos paroles seulement, mais par toute notre vie. Amen.

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