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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

16/ DIX-HUITIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 3 août 1970.

Ex 16,2-15. Ep 4,17-24. Jn 6,24-34.

La Manne. Jésus, le pain de Vie.

Le passage de l’Exode relate les réactions du peuple de Dieu devant la manne qui lui était donnée. Puis, saint Paul parle de l’homme nouveau et de l’esprit renouvelé que nous portons en nous qui commande chez nous un comportement nouveau à l’image de Dieu. Enfin en l’Évangile de saint Jean nous voyons Jésus reprocher aux Juifs qui s’étaient mis à sa recherche de le chercher à cause du pain dont ils avaient été rassasiés et non pour les signes qu’il avait fait devant eux et qu’il était lui-même.

« Qu'est-ce que c'est? » demandaient les Hébreux en voyant cette couche de givre qui, un matin, recouvrait le sol du désert. Ils étaient dans le désert, et le désert était pour eux la terre de leur libération, cette sorte de maquis, de Vercors, où ils s'étaient retrouvés après avoir fui la captivité du pays d'Egypte. C'était pour eux la terre de la naissance de leur peuple; là où ils avaient pris conscience de la communauté de destin qui les réunissait, du même dessein qui les entraînait, de cette marche qu'ils devaient entreprendre pour atteindre jusqu'à la terre promise. C'était aussi le désert, le lieu de la rencontre de leur Dieu. C'est là que Dieu Lui-même leur avait donné la loi qui devait les rassembler, les réunir, réaliser entre eux une communauté de volonté. Mais le désert c'était aussi pour eux la terre de la faim: et comme tous ceux qui ont faim, ils rêvaient de nourriture, ils se rappelaient les repas qui avaient dû leur paraître bien médiocres lorsqu'ils les avaient faits mais qui, de loin, leur apparaissaient somptueux et plantureux, les repas qu'ils avaient faits dans la terre d'Egypte, ces plats chargés de viandes, ce pain à satiété. Et devant cette mince couche de givre qui couvrait le sol, ils demandaient: qu'est-ce que c'est? «C'est le pain que Dieu vous donne», leur dit Moïse. Ils essayaient alors d'établir une comparaison entre ce qu'on leur disait être du pain et ces aliments qu'ils avaient mangés en Egypte; et à leurs yeux il n'y avait rien de semblable entre cette nourriture fragile qui allait se décomposer, cette nourriture dérisoire et ces aliments solides, nourrissants, compacts qu'ils avaient connus lors de leur séjour dans la terre d'Égypte. Cependant, cette nourriture à l'aspect si décevant ils la mangèrent et voici que par la vertu de cette manne, pendant quarante ans, jour après jour, debout, ils avancèrent jusqu'à ce qu'ils eurent atteint les frontières de la terre promise. C'est-à-dire que pendant quarante ans, jour après jour, ils eurent le courage de créer un peuple dont les éléments constitutifs, les projets, le dessein, n'avaient rien de comparable avec ce qu'étaient les autres peuples et ne pouvaient s'expliquer que par l'action permanente de Dieu au sein même de son peuple.

Dans un instant quand vous vous approcherez de l'autel pour recevoir au creux de votre main ou sur vos lèvres l'hostie que le prêtre vous tendra, en vous donnant ce pain il vous dira: «Le corps du Christ», et il répondra alors à une question qu’il aura lue dans vos yeux, dans votre regard, car vous aussi vous demandez: « qu’est-ce que c'est ? » Nous tous, nous demandons: « qu'est-ce que c'est? » Car notre situation par beaucoup de points est analogue à celle des Hébreux ayant quitté l'Egypte et perdus au milieu de leur désert. Nous aussi, saisis par une force inconnue, nous avons été arrachés au pays où nous vivions, et transportés, comme malgré nous, dans un autre pays, dans une autre terre; je veux dire que nous avons été dépouillés tout d'un coup de ce qui constituait jusqu'ici les bases solides de notre vie, nos raisons de vivre, et nous avons été invités à vivre d'une autre manière, en faisant appel à d'autres principes, en nous appuyant sur d'autres bases. Comme tous les hommes nous avions éprouvé la puissance de la raison, merveilleuse raison qui met de l'ordre dans l'apport confus des sens et des perceptions; merveilleuse raison qui est capable de mettre en place, de mettre en ordre; qui est capable de donner à l'homme la puissance de dominer le réel, d'en percer les secrets et d'en exploiter toutes les ressources et toutes les richesses. Mais voici que dans ce monde nouveau, dans cet ordre nouveau où nous sommes appelés à vivre il nous faut admettre que la raison ne tient pas le secret de tout; qu'il est des zones profondes qui échappent à son emprise. Dans cet ordre nouveau on nous dit que sont bienheureux, non pas ceux qui ont la puissance dominatrice de la raison, mais ceux qui sont humbles, qui acceptent de ne pas savoir et de n'être guidés que par la lumière obscure de la foi.

Comme tous les hommes nous avions mesuré la puissance de la richesse; on peut mépriser la richesse lorsqu'on ne la possède pas, mais il faut reconnaître que c'est tout de même quelque chose que d'être riche, que de posséder cette richesse qui augmente la puissance de notre corps, qui fait reculer la maladie; cette richesse qui sans doute ne nous donne pas d'amis mais met au moins des gens à notre service; cette richesse qui peut même, peut-être, reculer et faire reculer la mort.

Et voici que dans ce monde nouveau où nous sommes appelés à vivre, on nous dit que sont vraiment bienheureux et connaissent le secret de la vie, non pas les riches mais ceux qui ont un cœur pauvre. Nous avions mesuré aussi la puissance que donne le pouvoir politique; nous savions combien il est bon pour l'homme de dominer, ne serait-ce que de quelques marches; d'avoir d'autres hommes sous ses ordres; de pouvoir commander et être obéi; d'avoir des personnes à sa disposition; quelles dimensions nouvelles ça donne et comme on est à l'aise dans le monde lorsqu'on est un chef.

Et voici que dans ce monde nouveau, dans cet ordre nouveau où nous sommes appelés à vivre, on nous dit que sont heureux, non pas ceux qui dominent, mais les humbles, les doux, les affamés de justice, ceux qui pleurent. Et nous ne nous y reconnaissons plus. Nous essayons de valoriser ces raisons nouvelles de vie en les rapprochant de celles qui autrefois étaient la base même de notre existence et nous voudrions faire de la foi une super raison qui serait capable de nous livrer les secrets non seulement de la terre, mais aussi ceux du ciel; qui nous permettrait de dominer toutes les formes de vie. Mais lorsque nous faisons de la foi une super-raison elle n'est plus qu'idéologie; elle ne nous ouvre plus aucune route, ni celle de la terre ni celle du ciel. Nous voudrions que la pauvreté que nous avons plus ou moins à contre cœur acceptée, nous, gagne le cœur des hommes, qu'elle nous mérite leur sympathie ou leur admiration; nous voudrions que cette pauvreté, finalement, nous donne accès aux cœurs et nous permette, nous assure une domination plus subtile mais plus profonde encore que celle que pourrait donner l'argent; mais voici que lorsqu’nous essayons de faire de la pauvreté un instrument elle n'est plus pauvreté, elle n’est plus capable ni de nous attacher les hommes ni de nous mériter l'amour de Dieu. Nous pensions que la piété était une force, une puissance, qui nous donnait barre sur Dieu et nous permettait de l'avoir à notre disposition, mais lorsque nous faisons de la piété un instrument de puissance nous réduisons Dieu à l'état d'idole, mais une idole vaine et sans force. Devant l'échec de nos tentatives pour assimiler cet ordre nouveau de vie à l'ordre ancien nous restons las, dépaysés, perdus, déconcertés. Ils étaient décontenancés aussi ces Juifs qui avaient bénéficié de la puissance miraculeuse du Christ et avaient été nourris par lui lors de la multiplication des pains dans le désert où ils l'avaient suivi. Ils s'étaient mis à sa recherche, ils avaient traversé la mer et ils l'avaient enfin retrouvé sur l'autre rive Mais voici qu'ils n'avaient plus devant eux l'homme au cœur compatissant qui, quelques jours auparavant, s'était ému de pitié en les voyant fatigués et affamés et avait fait appel à sa puissance de thaumaturge pour multiplier les pains; ils n'avaient plus devant eux qu'un homme qui leur reprochait durement cette recherche vide du pain et de la nourriture et proclamait qu'il voulait être devant eux seulement un signe.

Pour nous aussi, Jésus ne veut être qu'un signe. Il ne se présente pas à nos yeux comme un docteur de sagesse qui nous apprendrait les moyens de réaliser sûrement le bonheur de notre existence; il ne se présente pas à nous comme un savant qui nous communiquerait une science supérieure capable de percer tous les secrets du monde et de l'existence; il n'est pas pour nous un chef qui nous entraînerait dans une marche victorieuse; il se contente de montrer cet univers aux yeux qui s'ouvrent sur 1ui. Un signe ne veut pas prouver l'existence de cet autre monde, de cette autre réalité dont il fait deviner l'existence. Le signe ne fait qu'éprouver ceux auxquels il s'adresse; il est un appel qui introduit dans une réalité nouvelle ceux qui l'entendent et y obéissent. Le Christ Jésus est pour nous et ce signe qui appelle et ce monde nouveau dans lequel ce signe va nous introduire. Nous restons devant lui étonnés, décontenancés car le Christ Jésus ne se démontre pas, le Christ Jésus ne se prouve pas, ou plutôt il est à lui-même sa propre preuve.

Ce qui prouvait l'efficacité et la force de la manne, c'était ce peuple debout, en marche s'avançant jusqu'à la terre promise; ce qui prouve la réalité de l'existence du Christ Jésus et de son monde nouveau, c'est la force qui nous soulève et qui nous fait vivre finalement, non plus selon les normes et les règles de l'homme ancien, du vieil homme que nous étions, mais selon les normes et les règles, selon l'esprit de l'homme nouveau que nous sommes devenus. Cet homme nouveau dont le Christ Jésus est lui-même la nourriture, cet homme nouveau pour lequel il veut être le pain de vie. Dans un instant lorsque vous recevrez dans le creux de votre main l'hostie que le prêtre vous donnera, vous resterez déconcertés par cette nourriture fragile, impalpable, sans poids; vous demanderez en vous-même «qu'est-ce que c'est?»: le corps du Christ, vous dira le prêtre et l'amen que vous prononcerez voudra dire cette prière qui montait sur les lèvres des auditeurs du Christ Jésus «ce pain-là, donne-le nous toujours». Amen.

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