Ce site met à disposition des textes et paroles écrites de l'abbé

Pierre Bellégo

Accueil Citations Homélies TextesPlan du siteContact

Homélie précédente Table Index Homélie suivante
Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

18/ FÊTE DE LA TOUSSAINT. 1er novembre 1970.

L’équipe des prêtres de Saint-Sulpice a choisi de substituer au texte de l’Apocalypse prévu par la liturgie pour la première lecture l’appel œcuménique à chercher et à mieux vivre les Béatitudes dans l’aujourd’hui de notre monde.

Mardi dernier, à la réunion de travail qui rassemble chaque semaine l'équipe des prêtres de la paroisse, nous avons cherché ensemble comment assurer une large diffusion au message œcuménique dont vous avez entendu la lecture il y a un instant. La décision finalement prise a donc été, vous l'avez constaté, de lire ce message à la place du 1er texte de l'Écriture Sainte prévu pour la liturgie de la Parole le jour de la fête de la Toussaint. Comme cette décision peut paraître étonnante aux yeux de certains et comme, d'autre part, lors de la discussion j'ai fait tout ce que j'ai pu pour qu'elle l'emporte, je veux vous donner ici une sorte d'explication de vote.

Croyez moi, nous étions pourtant très sensibles à la poésie de ce passage de l'Apocalypse qui nous était proposé. Ils sont merveilleux, en effet, ces versets où s'écarte quelque peu le voile qui nous cache le Royaume invisible. Il nous laisse deviner le mouvement des foules immenses, l'éclat immaculé des vêtements, les ondulations joyeuses des palmes que les bienheureux portent en main. Ils nous font entendre, comme on entendrait la mer lointaine, la rumeur des acclamations et des louanges qui montent vers l'Agneau. Tout est si beau de ce qui nous y est dévoilé qu'à la simple lecture on sentirait naître en nos cœurs l'enthousiasme et la décision qui saisissent cet homme qui, voyant briller sous le tranchant de sa bêche l'éclat d'un trésor caché, laisse tout là, va vendre ce qu'il a de biens pour acheter tout ensemble et le lopin de terre et le trésor qu'il renferme.

Et voilà qu'à ce texte si beau, si émouvant, nous en avons substitué un autre dont nous savions très bien qu'il apparaîtrait aride, sévère, irritant peut-être. Alors que les liturgies célestes auraient dû nous enchanter, voici au contraire, les réalités de la terre, les mots trop souvent entendus: développement, politique, technique, armement. Aux chants, se sont substitués les chiffres.

Volonté de heurter, de choquer? Non, vous le savez bien… j'allais dire ce n'est pas le genre de la maison.

Une des raisons qui explique que nous ayons donné la préférence à ce message œcuménique, c'est qu'en raison même de son caractère réaliste, terre à terre, il constitue une plus juste introduction à l'évangile des Béatitudes qui est le sommet de la liturgie de la Parole en cette fête de la Toussaint. Nous risquons, nous, les chrétiens d'aujourd'hui, de nous réclamer trop facilement des Béatitudes. Je suis, je l'avoue, souvent étonné et un peu effrayé quand je vois tant de jeunes fiancés choisir ce passage de l'évangile pour la messe de leur mariage. En mesurent-ils vraiment les dures exigences, ne sentent-ils pas le contraste entre ces mots de pauvreté, de justice, d'humilité et le style même que, par ailleurs ils donnent à la cérémonie du mariage? Mais nous aussi, prêtres, comme nous proclamons légèrement que l'Église doit être servante et pauvre, comme nous évoquons la faim et la soif de la justice, alors que nos vies sont loin d'être marquées par la pauvreté, d'être alertées par ce besoin de justice.

La vie selon les Béatitudes est devenue pour beaucoup une sorte d'élégance spirituelle, une forme de poésie supérieure conférant à la vie chrétienne un cachet de suprême distinction. Je pense à cet auteur, séduit par le charme si prenant, il est vrai, de certaines maisons d'Assise et qui écrivait avec une pointe de malice: «Ce sont de ces lieux où l'on aimerait se fixer si l'on était assez riches pour venir y pratiquer la pauvreté».

Il y a des pauvretés dont on se demande finalement si elles ne sont pas plus esthétiques qu'évangéliques. Or la vie selon les Béatitudes n'a rien à voir avec l'esthétique. La pauvreté, le mépris, les larmes ne peuvent pas être les instruments d'une spiritualité supérieure. On ne s'en sert pas; on n'en a pas le droit, pas même et surtout pas pour édifier sa perfection. Ce qui nous pousse à vivre selon les Béatitudes, le texte du message œcuménique nous le fait comprendre: ce n'est pas le désir d'atteindre à la perfection, c'est la situation même du monde d'aujourd'hui qui l'exige de nous. Nous n'aimons pas la pauvreté, mais quand tant d'hommes sont dans le dénuement et la misère, pouvons-nous accepter vraiment que nos pays soient si riches, que nos églises le soient aussi? Le Christ, présent dans l'Eucharistie, ne réclame que notre foi et notre adoration. Il n'a pas besoin de l'or de nos vases sacrés. Mais le Christ, présent dans nos frères pauvres et affamés ne peut se passer, là, de notre or qui pourra apaiser la faim, embellir les dernières années. Le Christ, présent dans les peuples pauvres a besoin que nous lui consacrions, là, les ressources de nos pays riches pour permettre leur développement.

Nous n'aimons pas l'insécurité et que pèse sur nous la menace d'une hypothétique destruction atomique, mais quand le dénuement condamne des hommes, aujourd'hui, à une destruction, non pas hypothétique, mais réelle, non pas à venir, mais immédiate, comment pourrions-nous assurer notre sécurité par une politique d'armement qui prive le développement économique du monde des ressources financières qui lui en assureraient le succès?

Nous n'aimons pas le désordre, mais la tranquillité de l'ordre n'est-elle pas criminelle quand elle exige pour se maintenir les injustices faites au Tiers-monde ou aux travailleurs immigrés? Ne faut-il pas alors que nous soyons réveillés par la faim et la soif de la justice? Car, en effet, si la condition faite, aujourd'hui encore à tant d'hommes doit nous scandaliser, c'est qu'elle est en contradiction avec ce que Dieu voudrait pour eux. Ce que Dieu veut pour nous, saint Jean le rappelait dans sa lettre: «Voyez de quel amour Dieu nous aime. Non seulement nous sommes appelés ses enfants, mais nous le sommes ». Ils sont enfants de Dieu ces hommes et ces femmes des bidonvilles. Ils sont enfants de Dieu ces jeunes enfants des favelas d'Amérique Latine qui n'ont pas à manger à leur faim. Ils sont enfants de Dieu ceux qui, faute d'instruction, ne peuvent pas atteindre à leur épanouissement humain. Ils sont enfants de Dieu, ces hommes et ces femmes qui depuis des années tremblent sous les bombes en Extrême-Orient. Ils sont enfants de Dieu... et c'est ainsi que nous les laissons vivre?

Voilà qui suffirait pour nous lancer dans une vie conforme à l'esprit des Béatitudes. Mais saint Jean ajoute: «Ce que nous serons, nous ne le voyons pas encore». Ce que nous serons, le texte de l'Apocalypse essayait de nous le dévoiler à travers les images poétiques. Le texte du message œcuménique nous demande de le laisser deviner dans les réalités de la terre et de l'histoire d'aujourd'hui. Des enfants affamés qui trouvent enfin de quoi calmer leur faim. Des peuples qui progressent vers une vraie liberté. Des intelligences qui s'éclairent. Des mains ennemies qui se rapprochent et s'enlacent, des chants qui se substituent aux bruits des guerres, voilà l'apocalypse que nous avons, nous, à écrire et qui doit faire monter au cœur des hommes l'espérance du Royaume promis. Amen.

Homélie précédente Table Index Homélie suivante