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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

19/ TRENTE-TROISIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 15 novembre 1970.

Dn 12,1-3. He 10,11-18. Mc 13,24-32

La grande détresse. La lutte et la réconciliation.

«Quant au jour et à l'heure, nul ne les connaît, pas même les anges dans le ciel, pas même le Fils mais seulement le Père.»

Cette conclusion de notre évangile est une énigme crucifiante pour les théologiens qui voudraient expliquer comment une réalité connue du Père peut être en même temps inconnue du Fils qui lui est pourtant égal en toute chose étant lui-même Dieu.

Pour nous, simples chrétiens, plus directement soucieux de vivre que d'expliquer, cette conclusion est une bénédiction, car, en nous arrachant à l'angoisse que ferait naître en nous l'approche inexorable d'une catastrophe attendue, elle ouvre pour nous la porte de l'espérance.

Pour méditer avec vous aujourd'hui sur l'espérance, permettez-moi d'être un peu didactique et de proposer un certain nombre de points d'appui successifs à notre réflexion.

D'abord, il faut dire, bien que cela puisse paraître paradoxal, que l'espérance ne porte pas à proprement parler sur l'avenir. Elle ne nous fait pas attendre passivement une réalité qui n'existerait pas aujourd'hui et qui nous serait donnée un jour incertain, une fois pour toutes, fixé à tout jamais. L'espérance porte en fait sur aujourd'hui et, plus exactement, sur la fécondité de la vie d'aujourd'hui, sur sa capacité de développement, d'expansion, de croissance, de création; sur le caractère qu'a la vie débarrassée de ses contradictions, désaliénée, réconciliée d'obéir à sa loi interne qui est de croître, d'être une force paternelle. C'est ce que signifient tant d'images de l'Évangile où il nous est parlé de femmes qui portent en elles un enfant qui va naître, où il nous est parlé de la fermentation du levain dans la pâte, de cette graine semée dans la terre et qui va grandir jusqu'à devenir un arbre où les oiseaux du ciel pourront bâtir leurs nids, C'est ce que signifie la magnifique image des promesses faites à Abraham: «Peux-tu compter les étoiles? Ta postérité, celle qui naîtra de toi, homme déjà âgé et d'une femme stérile, ta postérité sera plus nombreuse que les étoiles du ciel, plus nombreuse que les grains du sable sur les plages qui bordent l'Océan».

Une telle espérance pour aujourd'hui, -et par là elle s'enracine dans la foi et en est inséparable- une telle espérance suppose que notre vie se déploie à deux niveaux. D'abord le niveau invisible. Celui dont nous parle l'épître aux Hébreux où il nous est dit: ça y est, c'est déjà fait. Le Christ a triomphé de ses ennemis, il est assis à tout jamais à la droite du Père. Le pardon est donné. La vie est réconciliée. Elle est maintenant menée à sa perfection. Elle peut se développer, s'épanouir, s'affirmer. Notre vie se développe aussi à un niveau visible, et celui-là, c'est le niveau de la détresse dont parle Daniel et dont parle l'évangile. C'est le monde de la détresse. Là le soleil toujours perd son éclat, la lune s'obscurcit, les étoiles tombent du ciel et les puissances célestes sont bouleversées. Mais sur ce monde de la détresse, l'espérance nous oblige à garder les yeux ouverts sans illusions. L'espérance sait que toujours la mer peut se soulever sous la pression d'une tornade et engloutir en un instant plus de cent mille vivants. L'espérance sait que, à peine a-t-on triomphé d'une maladie que l'organisme en invente beaucoup d'autres. L'espérance sait que la mort aura toujours le dernier mot, que toutes les sociétés créent des aliénations nouvelles que, même vaincue la guerre, la violence trouve d'autres formes. L'espérance sait que l'Église ne sera jamais l'Église pure et évangélique dont nous rêvons. L'espérance sait que, même si le miracle est possible, et il est possible, il n'est qu'un miracle, c'est-à-dire un signe limité, sans proportion avec l'univers de misère dans lequel il apparaît, et finalement il ne fait que rendre plus lourde notre misère, comme le passage rapide d'une étoile filante rend plus épaisses les ténèbres de la nuit. Mais parce que, en même temps, l'espérance garde les yeux ouverts sur le monde invisible de la vie déjà réconciliée, elle dit un non farouche à ce monde de 1a détresse. Il n'est pas la vérité de la vie. Et ce non ne prend pas la forme d'une fuite dans le rêve, mais d'un engagement dans une lutte contre le mal qui doit être modeste, réaliste et entêtée.

Elle doit être modeste, c'est-à-dire que dans cette lutte l'effort consistera aussi bien à s'opposer à la laideur, à lutter contre le désordre, à réduire les dégradations de l'âge, comme il consistera aussi à mettre en œuvre des moyens politiques puissants. Dans cette lutte on ne peut se passer ni de l'O.N.U., mais non plus du bouquet de fleurs dont la couleur vient égayer la pauvre et triste maison. Cette lutte modeste doit aussi être réaliste. Il faut savoir reconnaître qu'il y a, dans la lutte contre le mal, des secteurs gelés où les efforts sont nécessairement voués à l'échec. Il ne faut pas se laisser arrêter, mais nous devons atteindre le mal là où il peut encore être attaqué. Citoyen d'un monde de violence où la guerre reste toujours possible, je suis moi-même pris dans la violence, ne serait-ce qu'en alimentant par mes impôts le budget de l'armement. Je ne peux peut-être pas être un héros; je ne peux pas courir le risque d'être emprisonné pour refus d'impôt, mais au moins, si cela m'est impossible, que je sois doux, que je sois non violent selon le conseil de l'évangile là où je peux l'être: dans ma vie de famille, dans mes relations amicales, dans mon voisinage.

Cette lutte, modeste et réaliste, il faut qu'elle soit entêtée. Ne jamais se laisser abattre, ne jamais se laisser décourager par la permanence du mal, ne se laisser jamais arrêter par l'échec, mais, au contraire, toujours reprendre, toujours recommencer. C'est là le sens du sacrement de Pénitence que nous méconnaissons. C'est lui qui nous remet en route. C'est lui qui nous remet debout. C'est lui qui nous lance à nouveau dans la marche et dans la lutte. Il est le sacrement de l'espérance.

Dans cette lutte, l'espérance sait qu'elle est l'affleurement, la manifestation de la vie invisible, réconciliée, qui vient battre de sa puissance accrue par chacun de nos efforts les murailles épaisses du monde de détresse qu'elle n'arrive pas encore pourtant, à renverser. L'espérance c'est le dévoilement et le développement de l'invisible. C'est elle, l'espérance qui en elle-même est un miracle, le véritable miracle permanent, car rien n'explique que nous puissions reprendre sans cesse une lutte vaine si ce n'est la présence en nous de la vie désaliénée et sauvée. L'espérance est la manifestation de la force invisible, l’évangile nous 1e rappelle: lorsque, à la fin de l'hiver, nous voyons se déchirer les bourgeons et apparaître de pauvres feuilles toutes fripées, nous savons que l'été existe et que c'est sa puissance qui pousse la sève.

Quand se maintient la lutte opiniâtre contre le malheur, quand se cherchent des formes de réconciliation, c'est la vie réconciliée, la vie pardonnée qui est là aux portes de notre monde de détresse, et essaie d'y trouver son chemin pour pouvoir un jour y faire resplendir son été. Amen.

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