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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

21/ SEPTIÈME DIMANCHE APRÈS L’ÉPIPHANIE. 21 février 1971.

1 S 26, 2.7-9, 12-13, 22-23. 1 Co 15,45-49. Lc 6,27-38.

Vivre dans le monde conformément à l’Évangile…

Il vous arrive sans doute, comme à moi, certains jours, de regretter que les textes de la liturgie de la Parole ne soient pas laissés au libre choix de la communauté qui célèbre l'Eucharistie, mais qu'ils nous soient imposés d'autorité par une commission liturgique lointaine, indifférente aux signes du temps et aux besoins spirituels immédiats d'un groupe donné. Oui, mais je me le demande, si le choix des textes étaient laissé à notre liberté, aurions-nous jamais le courage et l'humilité de nous envoyer à nous-même, en plein visage, ce qu'on vient de nous obliger d'entendre, ce qu'on nous a invités à écouter? « Aimez vos ennemis » -« faites du bien à ceux qui vous haïssent »- « à qui te frappe sur une joue, présente encore l'autre » - « à qui te prend ton bien, ne le réclame pas » - Aurions-nous cet humble courage ? J'en doute, tant nous écartons d'instinct tout ce qui met en lumière notre incapacité d'être chrétiens comme nous devrions l'être. Or c'est bien cela qui éclate quand nous entendons de telles paroles, quand de telles attitudes nous sont proposées. Comme vous, en ce moment, je regarde mon cœur. J'y vois, comme une cicatrice qui se ferme mal, le souvenir toujours présent de ce jugement injuste porté contre un ami très cher, qui m'a blessé à tel point qu'il m'avait sur le moment conduit au bord de la violence et que je ne sais plus, depuis lors, parler librement et sans amertume à celui qui l'a prononcé. Comme vous, je regarde ma vie. J'y vois le refus quotidien opposé aux multiples quémandeurs, l'indifférence à la détresse, le regret lancinant de cette somme prêtée voici 10 ans dont je n'arrive pas â faire mon deuil bien que je n'en ai pas vraiment besoin. Je regarde ma vie, et je me vois, moi, prêtre qui devrait être capable de défendre l'Évangile, je me vois presque résigné devant les réactions fréquemment entendues ces jours derniers "les Algériens, ils ferment leurs robinets de pétrole, et bien moi, si j'étais Pompidou, je rappellerais tous nos techniciens et je leur renverrais tous leurs manœuvres qui remplissent nos hôpitaux, dont les enfants paralysent nos écoles et qui expédient pourtant chaque mois des millions de francs en Algérie ». Car, c'est bien ainsi, n'est-ce pas, qu'on parle en ces jours. Je regarde ma vie, et je me revois en 1936, séminariste prêt à condamner la violence de ceux qui défendaient leurs droits au pain, à la paix et à la liberté à coup de défilés et d'occupation d'usines, mais, prêtre trois ans plus tard, acceptant cette fois-là, sans beaucoup de questions, de me laisser mettre un fusil entre les mains pour défendre mon pain, ma paix et ma liberté. Je ne me trompe pas, sans doute, en pensant qu'en ce moment des souvenirs et des images semblables montent en vous, et je sais votre interrogation, la même que celle qui se formule en moi: et alors ? Oui. Et alors, nous sommes dans le monde: il ne nous est pas possible de vivre comme de purs esprits d'une vie désincarnée, asociale, en marge des combats des hommes et en même temps nous ne pouvons pas récuser les paroles de l'Évangile; "mais vous, aimez vos ennemis, prêtez sans attendre de retour et vous serez les fils du Très-Haut, car il est bon, lui. Montrez-vous miséricordieux comme votre Père est miséricordieux". Oui, nous sommes dans le monde, mais notre Père, c'est-à-dire notre source et notre terme, notre ultime raison de vivre, notre Père, lui, est dans les cieux.

Le passage de la lettre aux Corinthiens, tout à l’heure, nous rappelait cette sorte de bipolarisation, de double appartenance qui explique les inévitables tensions, la nécessaire crucifixion de la vie du chrétien; j'allais dire opposant Adam et le Christ. Sans doute serait-il plus juste de dire: reliant Adam et le Christ (puisque) saint Paul écrit: "Puisque Adam est pétri de terre, comme lui les hommes appartiennent à la terre. Puisque le Christ est venu du ciel, comme lui les hommes appartiennent au ciel". Au verset précédent il avait affirmé: "Ce qui est apparu d'abord ce n'est pas l'être spirituel, c'est l'être humain et, ensuite, seulement, le spirituel ». Je crois que ce n'est pas trop solliciter sa pensée que de trouver là, dans cette dernière phrase, quelques règles tactiques qui pourraient éclairer notre recherche d'une attitude chrétienne dans ces problèmes. Ce qui est apparu d'abord, ce n'est pas l'être spirituel, c'est l'être humain et ensuite, seulement, le spirituel.

Nous sommes d'abord de la terre, et la terre ce n'est plus le paradis et pas encore le ciel. La réalité de la terre, c'est dur, sec, incolore. La réalité de la terre, c'est la tension, la méfiance, l'opposition. La réalité de la terre c'est, dans l'homme, la puissance de ses instincts, dans la société, l'affrontement des classes sociales, dans le monde, la guerre, ou froide ou chaude, mais incessante entre les nations. C'est une réalité inéluctable et nous ne pouvons pas, sous prétexte que nous serions chrétiens, y échapper; nous ne devons pas, justement parce que nous sommes chrétiens, essayer d'y échapper. Mais cette terre, nous savons qu'elle s'ouvre sur le ciel, qu'elle s'avance vers le ciel, que nous sommes, nous chrétiens, dans ses sillons, la semence du ciel. Il faut, par les moyens que nous pourrons, la faire avancer vers son terme, faire mûrir la promesse de communion qu'elle porte en elle. Parmi ces moyens, en voici quelques-uns:

Nous aussi, efforçons-nous d'être moins infidèles - pour ouvrir la porte à l'espérance- disons: d'être un peu plus fidèles à l'Évangile de Jésus. Amen.

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