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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

23/ QUATRIÈME DIMANCHE DE CARÊME. 21 mars 1971.

Jos 5, 9a.10-12. 2 Co 5,17-21. Lc 15,1-3.11-32.

La parabole de l’enfant prodigue. Laissons-nous réconcilier avec Dieu pour être à notre tour des ministres de la réconciliation.

C’est la troisième fois que j'entends cette parabole du fils perdu et retrouvé, la parabole de l'enfant prodigue.

Elle me semble plus belle que jamais.

Je voudrais que les quelques réflexions que je viens partager avec vous, en cette soirée de dimanche, baignent toutes dans sa clarté; qu'on y retrouve la même chaleur, la même tendresse, la même générosité de cœur, la même vie.

Cependant, comme il est bien difficile de commenter un texte si beau qu'on demanderait, après l'avoir entendu, à rester silencieux, c'est la lettre de Paul aux Corinthiens qui nous servira de point de départ pour notre méditation.

Vous avez remarqué, bien sûr, avec quelle insistance saint Paul leur écrit: « Au nom du Christ, nous vous le demandons, laissez-vous réconcilier avec Dieu. » On croit entendre les serviteurs dont nous parle la parabole du festin qui s'en vont insister auprès d'invités peu empressés pour qu'ils se décident enfin à venir prendre part au repas de noce préparé pour eux. Ils supplient: "Au nom du Christ, nous vous le demandons, laissez-vous réconcilier avec Dieu". Et cette insistance suppliante nous laisse deviner chez les correspondants bien des résistances, des refus ou, tout au moins, une lourde inertie. Ne nous en scandalisons pas trop rapidement, car, nous non plus, nous ne sommes pas tellement pressés de nous laisser réconcilier avec Dieu. Par toute une part de nous-même nous sommes du côté de l'enfant prodigue et nous lui ressemblons. Comme lui, nous en avons assez de la maison paternelle, de l'autorité, fut-elle bienveillante, des règles et des cadres. Nous sommes las qu'on nous impose ce qu'il faut penser, ce qu'il faut dire, ce qu'il faut faire. Après tout, notre raison est à nous, et pourquoi devrait-elle se soumettre à la foi (sic) (ou loi ?) comme si elle ne pouvait découvrir par elle-même les lois du monde et de la vie ? Notre cœur et notre corps sont à nous, pourquoi devraient-ils se plier aux lois d'une morale révélée ? Nous aussi, par toute une part de nous-même, sauvage, anarchique ou simplement fière, comme ce gamin impatient de l'autorité paternelle et qui se croit sûr de lui-même parce qu'il a quelque argent en poche, nous réclamons notre autonomie et nous ne sommes pas désireux de nous laisser réconcilier avec Dieu, de nous remettre sous le joug.

D'un autre côté, nous ressemblons aussi -car nous sommes complexes et compliqués- au frère aîné. Qu'on nous offre au moins la possibilité de prouver par la violence de notre repentir une valeur que nous n'avons pas su démontrer par la rigueur de notre vertu. Notre orgueil et, reconnaissons-le, un masochisme latent, ne trouvent pas là leur compte. Et nous ne sommes pas disposés à nous laisser ainsi réconcilier avec Dieu. Nous accepterions peut-être de nous réconcilier, nous même, avec Dieu, de faire noblement les premiers pas vers lui mais nous ne sommes pas prêts à nous laisser réconcilier. Et quoi, il suffirait vraiment de cette simple démarche, d'un seul mouvement de cœur, de quelques paroles prononcées et nous serions pardonnés? Pas même la minutieuse et humiliante accusation? Pas même une sévère pénitence ?

Et pourtant, Paul insiste, l'Église insiste: « Au nom du Christ, nous vous le demandons, laissez-vous réconcilier avec Dieu ». C'est que, cette réconciliation acceptée est la condition indispensable à l'exercice de notre fonction de croyant, à la réalisation de notre vocation chrétienne: être les ambassadeurs du Christ et exercer pour le monde le ministère de la réconciliation. Car, le monde et les réalités qui le composent sont à l'image de l'enfant prodigue et ont besoin d'être réconciliés avec Dieu. Le monde -en réalité, ce sont "les hommes" qu'il faut dire- les hommes nourrissent dans leur cœur quelques grandes valeurs, quelques grandes idées qui sont leur noblesse et leur richesse. Elles ont porté, au cours des temps des noms divers: c'était le logos, la parole, au siècle de saint Jean; la paix à l'époque de saint Benoît; la fraternité dans le moyen âge de François et de Dominique; l'homme à la renaissance; la raison au XVIIIème siècle; l'égalité au XIXème, la créativité pour aujourd'hui.

Toutes ces valeurs prennent leur source au mont des béatitudes. Mais l’homme croit qu’elles jaillissent de son propre cœur. Il les veut autonomes. Il s’insurge surtout quand l’Église veut les revendiquer comme siennes alors qu’à ses yeux, tout au long de l’histoire, elle n’a réussi dans ses diverses institutions, qu’à les asservir, les appauvrir, à faire de cette nourriture opulente et riche, produite par la terre des hommes, une pauvre manne inconsistante et insipide.

Et pourtant, les faits sont là: coupées de leur source ces valeurs se dessèchent; séparées de leur racine, privées de leur sève elles se flétrissent, se dénaturent… Au nom de la paix, on forge des armes; au nom de la liberté, on jette en prison; au nom de la fraternité, on tue. Ces grandes valeurs de l’homme attendent leur réconciliation avec Dieu. Mais seuls sont aptes à exercer ce ministère de la réconciliation des hommes qui ont accepté de se laisser réconcilier, eux-mêmes avec Dieu: ceux qui se sont laissés prendre par les deux bras miséricordieux, qui se sont laissés introduire dans la maison prête pour eux et qui savent, par expérience, que ce n’est pas d’un sac rêche qu’ils ont été revêtus, mais d’une robe souple et ample et éclatante de couleurs; ceux qui savent, par une expérience personnelle, que ce n’est pas une chaîne qu’on leur a mis aux pieds, mais un anneau d’or qu’on leur a passé au doigt; que ce ne sont pas des pauvres mets qui leur sont servis, mais que c’est le veau gras qu’on tue, que la table déborde, que la salle de festin retentit de musique et de chants; ceux qui savent que ce n’est pas sous l’autorité surannée d’un pater familias qu’il doivent plier, mais qu’ils ont retrouvé un père plus jaloux qu’eux de leur liberté et que, bien loin de la limiter, il l’appelle, la suscite, la soutient, la protège. Seuls peuvent exercer ce ministère de la réconciliation ceux qui savent par expérience personnelle, que la maison où nous sommes invités n’est pas la maison de l’obéissance et du morne travail servile, mais celle de l’amour.

Soyons ces hommes et ces femmes. Laissons-nous réconcilier par Dieu et nous pourrons alors exercer pour le monde ce ministère de la réconciliation.

Mais déjà, célébrant l’Eucharistie, nous voilà en plein travail. Il est réconcilié ce pain sur l’autel; il n’insulte plus à la faim des hommes mais il devient nourriture opulente et universellement partagée. Il est réconcilié ce vin et il n’insulte plus à la tristesse de ceux qui pleurent, il est porteur d’une allégresse éternelle. Elle est réconciliée notre assemblée, et elle n’insulte plus au rêve de fraternité, elle est au milieu du monde promesse et semence d’une universelle fraternité.

Réconciliés avec Dieu, soyons ses ambassadeurs et que, selon l’affirmation de Paul, toute réalité puisse devenir par nous, en Jésus Christ, une créature nouvelle. Amen

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