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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

24/ DIMANCHE DE PÂQUES. 11 avril 1971.

Comment proclamer la Résurrection du Christ ?

Habituellement le dimanche, à peine la messe finie, les fidèles qui remplissent l'église la quittent par toutes les portes dans la hâte désordonnée d'une foule qui se disperse.

Une fois, une seule fois dans l'année, les choses ne se passent pas ainsi. Et c'est dans la nuit de Pâques. Cette fois, pas de dislocation rapide, mais, en groupe imposant, en procession lente, par le grand portail et les marches du parvis, tous s'avancent à la rencontre du monde obscurément tassé dans l'épaisseur de la nuit.

Cette fois, pas de visages soucieux de la préoccupation des tâches à reprendre, mais des regards heureux que font briller les flammes des cierges et, sur les lèvres, la proclamation joyeuse: « Alléluia ! Christ est ressuscité. »

Si les choses se passent ainsi cette nuit-là, c'est que Pâques est une fête qui ne peut être vécue dans l'intimité des seuls fidèles, mais elle appelle la proclamation sur le monde. Pâques, c'est une lumière qui gagne de proche en proche jusqu'à l'illumination des recoins les plus sombres, c'est un torrent qui se divise en multiples canaux pour irriguer et féconder toute terre. Pâques, c'est cette force vivante qui, à peine le Christ reconnu à la fraction du pain, lançait les disciples d'Emmaüs en courant vers Jérusalem pour retrouver les frères, les autres qui, peut-être ne savaient pas; et leur annoncer: ça y est, c'est vrai, il est ressuscité.

Il n'y a pas de Pâques sans ce besoin de proclamation, sans cette force explosive. Mais aussitôt une question se pose: comment dire Pâques ?

Il est facile, dans la nuit, après une fervente célébration, porté par l'enthousiasme de la foi partagée de s'avancer face au monde endormi et de crier: « alléluia ! » mais quand on se trouve plongé, seul, dans le monde bien réveillé, le monde sûr de lui qui impose sa loi faite de dureté et de mépris, l'alléluia, alors, s'arrête dans notre gorge et nous ne savons plus comment proclamer Pâques. Ce qu'il nous faudrait dire, en effet, est proprement inouï. Pour dire Pâques en vérité, il nous faut dire que le Christ est ressuscité dans l'intégralité de sa personne et donc qu'il n'est pas seulement un maître dont l'enseignement pieusement conservé vivifie aujourd'hui encore les esprits et les intelligences, qu'il n'est pas seulement un chef dont les exemples transmis par les récits des évangiles nous entraînent encore aujourd'hui à la recherche d'une vie plus généreuse à base de fraternité, de justice, d'amour, mais il est aujourd'hui un vivant, membre actif de notre humanité. Et ce vivant est doué d'une vie si riche, si au-dessus des normes de la condition humaine qu'il peut faire monter sur son orbite tous les hommes de tous les temps et les rassembler en leur communiquant le mouvement de sa vie qui est une vie divine.

Pour dire Pâques, en vérité, il nous faudrait, il nous faut dire aussi cela: que si Jésus est ressuscité des morts, nous sommes, nous aussi, ressuscités avec lui et que déjà, par lui, s'amorce au plus creux de toute existence humaine un rythme de vie qui par l'ampleur, la plénitude, l'intensité auxquels il doit atteindre, va rejoindre le rythme de la vie de Dieu et s'épanouir en lui éternellement. Il nous faut dire que, si Jésus est ressuscité des morts, dans l'intégrité physique et spirituelle de sa personne, notre corps mortel porte déjà en lui un germe d'incorruptibilité et que même notre univers dont nous n'avons pas encore pris toutes les dimensions est soulevé par l'attente gémissante de la gloire qui lui est promise, à lui aussi.

Comment oserions-nous dire çà ? Et comment ferions-nous pour le dire ?

Imaginez: le commerçant chez qui, tout à l'heure vous allez entrer, la gardienne de votre immeuble que vous allez apercevoir dans sa loge, le collègue ou le camarade que vous retrouverez mardi au bureau ou sur le lieu de travail; mais aussi le Vietnamien en guerre, le Pakistanais en révolution; mais aussi le travailleur immigré, le prolétaire exploité; mais aussi ceux qui sont les plus proches de vous: votre mari, votre femme, votre fils ou votre fille de quinze ans qui s'éveille aux questions de la vie. Imaginez: c'est à eux qu'il faut dire Pâques. Mais comment ?

Pas question, pour la plupart d'entre eux, de les attirer dans une église pour une veillée pascale; les récits pourtant si beaux de la création du monde et de sa re-création dans l'Esprit vivifiant, l'histoire de la libération du peuple Hébreux arraché à la servitude d'Egypte, tout cela n'aurait aucune prise sur eux. Ils y trouveraient peut-être un charme poétique, à moins qu'ils n'y voient des allusions politiques. Et nos symboles: les rameaux toujours verts de dimanche dernier, les flammes jaillissantes dans la nuit, le cierge pascal, l'eau versée sur les fronts, le pain partagé... tout cela ne serait sans doute pour eux que des gestes étranges.

Alors, encore une fois, comment dire Pâques ?

Revenons, nous, à notre histoire et à nos symboles; ils nous instruiront.

Après la première Pâques, celle d'Egypte et de la mer Rouge, Dieu fît avancer son peuple dans le désert. Il ne l'abandonna pas, mais il resta avec lui dans la colonne de nuée, puis dans l'arche d'alliance. Il le fit vivre d'une vie inattendue en lui donnant la manne et l'eau jaillie du rocher. Il le rassembla en un peuple uni et cohérent par l'acceptation d'une même loi et d'un même destin.

Après la Pâques du Christ, celle de la mort et du tombeau, Jésus ressuscité resta encore avec ses apôtres. Il les fit vivre de lui en rompant pour eux le pain devenu son corps. Il les rassembla dans la communion de son Esprit répandu sur eux, dans l'acceptation d'une loi: aimez-vous les uns les autres. Et dans une tâche commune: un monde à transformer et à évangéliser jusqu'à l'unité finale.

Et cette nuit, après notre Pâques à nous, celle du baptême renouvelé et de l'Eucharistie, nous ne sommes pas restés dans l'église, mais, portes ouvertes nous nous sommes plongés dans l'obscurité du monde faisant sortir des ténèbres à la lumière de nos cierges ce que la nuit y tenait enseveli et réunissant dans l'échange d'une parole ceux qui étaient dispersés. C'est ce même mouvement qu'il nous faut prolonger si nous voulons faire passer Pâques du plan des souvenirs et des symboles à celui des réalités.

Comme le Christ Jésus, ressuscité et présent au cœur du monde pour le vivifier et tout récapituler en lui, ainsi, devons-nous être proches de tout homme pour faire vivre en unissant. Pour cela il nous faudra d'abord regarder attentivement pour discerner -et elles sont légion- toutes les puissances de mort et de désagrégation qui travaillent sourdement toutes les sociétés et toutes vies, Et partout où nous en décèlerons la présence nocive, entrer en lutte courageuse et tenace contre elles.

Il nous faudra encore découvrir - car elles existent aussi et partout - toutes les forces montantes de vie et d'union et leur apporter l'appoint de notre effort pour qu'elles se dégagent et s'affirment coûte que coûte. Si nous mettons dans ce travail les ressources de notre personne, comme le Christ, lui, y a mis tout son sang, alors l'Esprit passera. Une lumière se lèvera. Des questions se poseront auxquelles il nous sera peut-être donné de répondre en parlant du Ressuscité. Et même si nos bouches ne peuvent parler, nos vies, elles, proclameront, crieront Pâques. Amen.

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