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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

25/ DIMANCHE DE LA PENTECÔTE. 1971.

Ac 2,1-13. 1 Co 12,1-11. Jn 20,19-29.

Oui ! Il y a un monde nouveau !

Vous aurez remarqué, bien sûr, rien qu'en les entendant combien les trois textes de la Sainte Écriture se situent à des niveaux différents.

Avec les Actes des Apôtres, d'emblée, nous voilà au milieu du monde avec ses peuples multiples, ses langues diverses, son histoire mouvementée. Nous voilà aussi face à l'univers physique avec ses forces sauvages: le vent qui se lève en tornades capables d'arracher ce qu'il y a de plus enraciné, le feu qui déchire le ciel et fera fondre jusqu'aux pierres...

La lettre aux Corinthiens, elle, abandonne cet immense horizon. Elle ramène notre attention sur la communauté chrétienne, sur l'Église en genèse où, au milieu de tensions difficiles, Paul cherche à définir l'équilibre à établir entre la diversité des membres, de leurs fonctions et de l'unité du corps.

Quant à l'évangile de Jean, ce n'est pas seulement au Cénacle de Jérusalem qu'il nous conduit mais, finalement, il nous entraîne au lieu le plus inviolable de notre conscience, là où se noue notre péché et où seul l'Esprit Saint peut pénétrer pour remettre ou retenir, lier ou délier: "Recevez l'Esprit Saint: les péchés seront remis à ceux à qui vous les remettrez, ils seront retenus à ceux à qui vous les retiendrez. »

Comme c'est ce texte que nous avons entendu en dernier lieu, c'est lui que nous gardons le plus en mémoire et nous avons alors l'impression que la liturgie de la Parole, par un mouvement progressif, nous fait quitter les immenses perspectives du monde pour nous ramener vers la communauté chrétienne, puis à l'intériorité de notre conscience; qu'elle nous détourne d'une re-création du monde pour nous introduire dans la paix d'une conscience libérée du poids de ses fautes.

Affirmons-le tout de suite: entendre ainsi ces textes, suivre le mouvement de cette pesanteur restrictive, c'est ne pas comprendre leur signification; c'est ré-duire le péché dont ils nous parlent à un état d'âme, l'Église à sa dimension purement sociologique; c'est évacuer l'essentiel du mystère de la Pentecôte que la Parole de Dieu aujourd'hui veut nous révéler dans toutes ses dimensions. Car ce qui doit être dit, aujourd'hui, de toute manière, ce qui doit être lancé au milieu des foules comme au jour de la Pentecôte ou révélé comme un secret attendu dans le silence des cœurs, c'est qu'il y a un monde nouveau...

C'est Claudel, dans son livre de Christophe Colomb, qui imagine qu'un jour de tempête, celui qui devait plus tard découvrir le nouveau monde arpentait une plage de l'Océan en se demandant avec une sorte de rage anxieuse s'il n'y avait pas quand même quelque chose, une autre terre, au-delà de la ligne qui fermait l'horizon. Et voici qu'une vague plus violente pousse jusqu'au rivage, accroché à une épave, un naufragé venu on ne sait d'où. C'est un vieux matelot: épuisé, il va mourir, mais il veut parler, il a quelque chose à dire. Et, à l'oreille de Christophe Colomb penché sur lui, il confie d'une voix à peine audible le secret découvert au terme d'une recherche mortelle. "Il y a un autre monde..."

Mais pourquoi faire appel à un auteur profane quand la Sainte Ecriture elle-même nous apporte des faits et des symboles plus parlants encore. Rappelez-vous ce récit du livre des Nombres: Moïse, ébranlé par les doutes de son peuple en marche vers une terre qui semblait inexistante à force d'être inaccessible, envoie vers Canaan sous la conduite de Caleb un commando d'explorateurs pour une rapide razzia. Les voici qui reviennent et qui racontent au peuple rassemblé ce qu'ils ont vu: oui, elle existe cette terre. Là coulent le lait et le miel, et ils montrent, pour confirmer leurs dires, les fruits opulents qu'ils en ont rapportés.

Aujourd'hui, comme Caleb au temps de l'Exode, l'Église nous dit, à nous qui sommes dans le désert de la vie: "Mais si, il y a un monde nouveau que crée sans cesse l'Esprit de Dieu".

Et ce monde, il est aussi différent de notre monde de catastrophes que l'univers harmonieux créé à l'origine par la Parole et le souffle de Dieu, était différent du tohu-bohu primitif.

Ce monde nouveau est aussi différent de notre monde de mépris et d'exploitation que le peuple sauvé des eaux de la mer Rouge par le souffle de Dieu, régi par sa loi, nourri et choyé par lui, était différent du ramassis d'esclaves apeurés qui fuyaient l'Egypte.

Ce monde nouveau est aussi différent de notre monde de mort que le Christ ressuscité sortant glorieux de son tombeau était différent du cadavre défiguré qu'on y avait déposé trois jours auparavant.

Ce monde nouveau, il existe. Et il est différent de notre monde parce qu'il est un univers de paix où l’Esprit, pleinement communiqué à tous les hommes, abolit toute barrière, élimine toute contradiction, permet à chacun d'épanouir les ressources insoupçonnées qu'il porte en son cœur et de s'établir, avec la multitude innombrable des êtres, dans une relation totalement juste, dans une communion universelle et absolue.

Et, comme Caleb revenant de Canaan présentait pour témoigner de la richesse et de la beauté de la terre promise les fruits merveilleux qu'il y avait trouvés, l'Église, elle, pose au milieu du monde - fruit modeste et pourtant prometteur - son Eucharistie. Ces communautés que nous formons et dans lesquelles, dépassant les oppositions d'âge, de races, de nationalités, de classe sociale, dépassant les tensions des différentes fonctions, nous essayons de nous réunir, comme un corps aux multiples membres, dans la communion à la force unifiante du Christ présent au milieu de nous et agissant en nous. L'Église envoie dans la pâte épaisse du monde ses croyants qui s'efforcent pour faire pressentir l'existence du monde nouveau de Dieu, de vivre selon les Béatitudes, sans rechercher les richesses, dans l'amour de la douceur, en artisans de paix, en assoiffés de justice.

Proclamer l'existence du monde nouveau, présenter les communautés eucharistiques comme des groupes témoins du monde invisible, ce n'est atteindre qu'en partie le mystère de la Pentecôte.

Il faut dire encore que ce monde nouveau n'est pas donné une fois pour toutes, mais se crée jour après jour; qu'il grandit et se développe; qu'il est l'efflorescence, le fruit de tout acte, de tout geste, de toute parole, de toute pensée quand ils sont chargés d'un amour sans limites. Comme notre amour, hélas, est étroitement limité ! et combien de nous-mêmes souvent, sous l'emprise de je ne sais quelle force mauvaise, nous en freinons encore l'élan ! Dès lors, nos actes, nos paroles, nos gestes, privés par notre faute de leur sève créatrice, ne font naître qu'un monde déchiré de contradictions et s'avèrent impuissants à faire surgir le monde nouveau de l'universelle communion en Dieu.

Mais l'Église, elle, a reçu du Christ l'Esprit Saint et avec lui le pouvoir de pardonner nos péchés. Et cela ne veut pas dire que par une sorte d'action psychologique elle nous décharge du poids de nos remords, mais cela veut dire qu'elle peut redonner à chacun de nos actes mutilés par notre faute dans leur vigueur créatrice la puissance d'amour de l'Esprit et les rendre ainsi à nouveau capables de susciter, de faire naître aujourd'hui l'univers de paix que le Christ a instauré.

En nous pardonnant nos péchés par le don de l'Esprit, l'Église fait de nous les créateurs de la nouvelle création. Pauvres, nous le sommes et nous le savons. Pourtant, portés par le souffle de l'Esprit, animés par le feu de son amour voici que nous faisons surgir du chaos de notre univers le monde nouveau. C'est pourquoi il faut, qu'aujourd'hui, selon l'affirmation de la Préface, le peuple des baptisés, rayonnant de la joie pascale, exulte de joie par toute la terre. Amen.

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