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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

26/ DIMANCHE DU SAINT SACREMENT. 13 juin 1971.

Gn 14,1-20. 1 Co 11,11-26. Jn 6,1-15.

Que fait la messe ?

S'il vous arrive de regarder les vitrines des librairies religieuses du quartier - il en reste tout de même encore quelques-unes - vous aurez sans doute remarqué un livre dont l'auteur est le Père Cneude, que nous connaissons bien, et qui est intitulé: "Que faisons-nous à la Messe ?"

Parodiant quelque peu ce titre, j'aimerais qu'en ce dimanche où nous fêtons le sacrement du Corps et du Sang du Christ Jésus, nous nous demandions, non pas ce que nous faisons à la Messe, mais plutôt: ce que fait la Messe? Ou, si vous le voulez: la Messe, à quoi sert-elle ?

Nous avons au moins deux raisons de nous poser cette question et d'essayer d'y répondre. La première, c'est que nous sommes dans une période où le poids d'un commandement n'est plus suffisant pour nous faire agir. Longtemps on a pu dire: il faut aller à la messe le dimanche; il faut communier une fois par an. Et ce "il faut" "'avait par lui-même assez de force pour pousser la masse des Chrétiens à la Messe et à la communion. Aujourd'hui le "il faut" n'a plus la même efficacité; il ne nous ébranle plus. Sans doute est-ce parce que nous pressentons qu'il est indigne et de l'Eucharistie et des hommes libres que nous cherchons à être. Pour beaucoup de chrétiens d'aujourd'hui, parce qu'ils sont des hommes d'aujourd'hui, une Eucharistie qui n'est perçue que comme une obligation légale, qui ne révèle pas son sens, qui ne fait pas apparaître pour quoi elle est faite, ne vaut pas d'être célébrée. Ils s'en détournent.

La deuxième raison, c'est que dans le monde de notre temps qui se sécularise et marque de plus en plus nettement son autonomie par rapport à tout système religieux, les dévotions n'ont plus guère de signification, mais par contre s'impose de plus en plus la nécessité d'une foi vraie qui se vive dans les réalités du monde profane. Or, parce qu'elle est trop longtemps restée cachée derrière le triple écran du latin, de la célébration le dos tourné, des rites séparés de leur origine, l'Eucharistie s'est à ce point coupée de la vie qu'elle n'est plus, dans bien des cas, que l'occasion de gestes de dévotion: un temps accordé à la méditation ou à la prière personnelle. Alors qu'elle devrait être le moteur de la foi, elle n’embraye plus sur la vie réelle et profane des croyants. La conséquence de cet état de choses est hélas trop évidente: la célébration eucharistique se déshumanise et la foi, elle, se rationalise. L'une et l'autre dépérissent.

Il est urgent que nous retrouvions le sens de l'Eucharistie pour que nous venions tous y ré oxygéner notre foi. Alors quel est donc le sens de l'Eucharistie, que fait la Messe ?

La réponse nous est donnée par le Christ lui-même dans les paroles qu'il prononça au cours du dernier repas pris avec ses disciples, paroles que Paul rappelait aux chrétiens de Corinthe et que nous répétons, nous, à chaque célébration en prenant la coupe remplie de vin Jésus dit: "prenez et buvez-en tous, car ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'Alliance nouvelle et éternelle". L'Alliance: l'Eucharistie est le sacrement qui fait l'Alliance. Ce mot "alliance" est certainement au centre de la foi chrétienne puisque non seulement il est prononcé au moment le plus important de la célébration eucharistique, mais encore on le retrouve à toutes les étapes bibliques de l'histoire du salut. Depuis Noé, au sortir du déluge, jusqu'aux noces de l'Agneau, dont parle l'Apocalypse, en passant par Abraham, Moïse, les prophètes, le retour de l'exil et ce sommet de la vie de Jésus qu'est le moment où déjà, consacrant le pain et le vin, il s'offrait en sacrifice pour le salut de tous.

Pour capital que soit ce mot dans l'usage religieux, il n'en reste pas moins obscur, pour nous. Il n'est pas de notre vocabulaire habituel. Il ne rejoint pas directement notre expérience de vie. Et de ce fait il ne libère pas la signification dont il est chargé.

Pour la découvrir cette signification, j'évoquerai un geste très simple de la messe. Au moment de la communion le prêtre va s'avancer vers vous; il va vous présenter le pain consacré et, enveloppant alors d'un unique regard, et l'hostie et la main qui se tend pour la recevoir, il dira: "le corps du Christ". Voilà l'Alliance: qu'une seule phrase, « le corps du Christ », puisse désigner en même temps et l'hostie et le croyant qui communie. Par la célébration de l'Eucharistie qui actualise pour aujourd'hui le sacrifice du Christ Jésus, une relation si étroite s'établit entre Dieu et les hommes que ceux-ci sont comme ensemencés d'énergie divine et que, de plus, ils deviennent aptes s'ils croient, à manifester Dieu au milieu du monde comme un corps est la manifestation d'une personne.

D'une part, Dieu communique aux réalités humaines sa vie sans limite qui fait éclater l'étroitesse de notre nature marquée par le péché, mais d'autre part les croyants mettent à sa disposition les ressources de leur vie: leurs paroles pour que sa vérité trouve un chemin vers les intelligences; leur puissance d'aimer pour que son amour atteigne les cœurs; les forces de leur corps et de leur intelligence inventive pour qu'il continue avec eux de créer. Les hommes deviennent gloire de Dieu. Par eux comme par la nuée glorieuse qui couvrait le Sinaï ou l'arche d'Alliance, la présence invisible de Dieu devient sensible. Lui, le tout autre, se fait communicable, il faudrait oser dire: communiable.

C'est bien une relation de ce genre, analogue à celle-la, qui se réalisait déjà aux étapes anciennes de l'Alliance. Dieu, en somme, disait à son peuple: ta vie, ta réussite, ton succès, ne t'en soucie pas, je m'en charge. Et nous voyons en effet Abraham écraser les quatre rois ligués contre lui; le peuple d'Israël exténué par son séjour au désert s'emparer d'une terre promise, à vrai dire plus donnée que conquise; nous voyons le petit David avec sa fronde ridicule abattre le géant Goliath. Ta réussite, c'est mon affaire, disait Dieu à son peuple, mais ma gloire, mon honneur, ma parole c'est à toi de t'en soucier, c'est ton affaire. Et nous voyons le peuple, éveillé par les prophètes, qui en dépit de ses lâchetés et de ses faiblesses s'efforce de manifester Dieu, de transmettre sa parole, de témoigner de sa grandeur au milieu des nations.

Dans l'Alliance nouvelle et éternelle que réalise aujourd'hui l'Eucharistie c'est encore le même mouvement. Mais cette fois ce n'est plus à un peuple choisi et limité que Dieu se communique, mais à tous les hommes, à la condition humaine elle-même. Ce n'est pas sa protection qu'il assure, ce n'est pas la force de l'homme qu'il accroît, c'est le mystère de sa propre vie qu'il fait passer dans la réalité de la vie des hommes de telle sorte que le pain, fruit de la terre et du travail des hommes, le vin, fruit de la vigne et du travail des hommes, deviennent corps et sang de son Fils. De telle sorte que nos communautés humaines en quête de justice et de fraternité deviennent le lieu où vit l'Esprit et commence déjà un monde nouveau. Que là même où règne la faim et la soif de vie, de paix et d'amour, puisse déjà être saisie la plénitude de l'amour qui est Dieu lui-même, qui veut ainsi combler, au-delà de l'imaginable, la faim de vie qui tourmente les hommes.

L'Évangile aujourd'hui nous raconte que c'est seulement lorsque la foule qui suivait Jésus fut arrivée jusque dans un lieu désert, loin de tous points de ravitaillement, que c'est seulement lorsque plusieurs donnèrent des signes de faiblesse, que les apôtres tout à coup s'inquiétèrent et se tournèrent vers Jésus, attendant de lui la nourriture dont la foule avait besoin. Et lui combla leur attente bien au-delà de leur espérance.

Dites-moi, la condition humaine à laquelle nous sommes soumis n'est-elle pas assez désertique, la faim de vie ne crie-t-elle pas assez dans le monde autour de nous ? Le temps est venu, je crois, pour que sortant nous aussi de notre indifférence, comprenant mieux ce que fait la Messe, nous nous sentions appelés à redonner dans notre vie une place plus grande à l'Eucharistie, le sacrement de l'Alliance, pour la vie du monde. Amen.

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