Ce site met à disposition des textes et paroles écrites de l'abbé

Pierre Bellégo

Accueil Citations Homélies TextesPlan du siteContact

Homélie précédente Table Index Homélie suivante
Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

32/ QUATRIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 30 janvier 1972.

So 2, 3.12-13. 1 Cor 1, 26-31. Mt 5, 1-12a

Les Béatitudes. Comment vivre les Béatitudes lorsque l’on est paroissien de Saint-Sulpice.

Dans le passé nous n'entendions qu'une fois par an, le jour de la Toussaint, l'évangile des béatitudes. Et notre paresse habituelle se contentait de ce face à face annuel avec un texte éprouvant, difficile à comprendre et plus difficile encore à vivre. Mais justement parce qu'il est difficile à comprendre et à vivre, ne nous impatientons pas qu'il nous soit proposé une deuxième fois et méditons-1e d'un cœur attentif et priant.

Pour pénétrer aujourd'hui dans ce texte, empruntons la clé que nous propose saint Paul. Nous venons de l'entendre affirmer aux Corinthiens: «C'est grâce à Dieu que vous êtes dans le Christ Jésus». Vous êtes dans le Christ Jésus et cela par la grâce de Dieu. Tout l'Évangile est là, toute l'étonnante bonne nouvelle. Nous croyions avoir un nom qui soit le nôtre; n'avons-nous pas un état civil, des papiers d'identité et, qui sait, peut-être même un arbre généalogique. Mais non, notre origine dernière n'est pas là. Notre vrai nom, c'est: Jésus.

Nous sommes dans le Christ Jésus. Nous croyions que notre vie se construisait, mais aussi se défaisait jour après jour d'un mouvement qui, inexorablement, nous conduit à la mort. Mais non. Notre vie participe déjà à la vie glorifiée, à la vie éternelle du Christ ressuscité. Nous sommes dans le Christ Jésus. Nous croyions que, jour après jour, aussi, nous accomplissions une tâche modeste ou brillante, mais de toute manière destinée à l'oubli. Mais non. Notre travail, quel qu'il soit rejoint celui du Christ Jésus, conduit le monde, comme lui, jusqu'à son terme définitif de Royaume de Dieu. Nous sommes dans le Christ Jésus. Voilà la bonne nouvelle sur l'homme, sa vie, son travail et sa mort, Cette bonne nouvelle, il faut qu'elle soit révélée, manifestée; c'est notre tâche, à nous qui sommes l'Église.

Quand on fait une affiche et qu'on veut faire ressortir une phrase du texte ou un trait d'un visage, on procède par contraste. Une teinte éclatante auprès d'une autre plus sombre. Des caractères noirs se détachant sur un fond blanc. Pour que la bonne nouvelle de l'Évangile puisse ressortir de nos vies, il faut que joue le contraste: être pauvre, et pourtant heureux d'un bonheur plus profond que celui qu'apporte la richesse, pour qu'on soit obligé de dire «heureux les pauvres», malgré leur pauvreté. Être prisonnier, persécuté et pourtant heureux d'un bonheur plus profond que celui qu'apporte la liberté, pour qu'on soit obligé de dire «heureux les persécutés», malgré la persécution. Avoir des larmes plein les yeux et pourtant être heureux d'un bonheur plus profond que celui qu'occasionne le plaisir, pour qu'on soit obligé de dire «heureux ceux qui pleurent», malgré leurs larmes. Parce que les pauvres, les persécutés, les affligés ne sont pas dans les conditions normales du bonheur, il devient évident que le bonheur inexplicable qui pourtant les habite, est d'une autre nature et que ses sources sont ailleurs. C'est bien ainsi que Paul argumente dans sa lettre aux Corinthiens. Il leur dit: regardez bien, parmi vous il n'y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants ou de haute naissance, et pourtant vous avez été appelés par Dieu, vous êtes dans le Christ et vous expérimentez que c'est bien pour vous la plus belle réussite de la vie. Alors, les sages, les riches, les puissants sont bien obligés de reconnaître qu'il y a un plus haut bonheur, inaccessible à leur sagesse, à leur richesse, à leur puissance. Vous, pauvres, dockers, esclaves, petites gens, vous qui êtes l'Église à Corinthe, vous témoignez de la bonne nouvelle par contraste, vous rendez éclatant l'Évangile, justement parce que, parmi vous, il n'y a pas beaucoup de sages aux yeux des hommes, ni de gens puissants, ni de haute naissance.

J'ai retrouvé ces jours ci les résultats d'un recensement de pratique religieuse fait dans la paroisse Saint-Sulpice voici dix ans, en mars 1962. Les chiffres depuis dix ans n'ont pas dû tellement changer. Or ce recensement fait apparaître que le dimanche, ici, dans notre paroisse, 31 % d'entre nous sont, ou professeurs, ou ingénieurs, ou officiers, ou cadres supérieurs et 2% seulement sont des travailleurs manuels. Saint Paul n'oserait plus nous lancer le défi de Corinthe: où sont-ils les sages, les hommes cultivés? Les sages, les riches, les hommes cultivés, ils sont ici. C'est nous. Notre communauté présente l'image inversée de celle de Corinthe. Alors, allons-nous en conclure que nous sommes inaptes à remplir notre tâche de chrétiens? Que nous sommes massivement disqualifiés pour porter le témoignage de l'Évangile? Certainement pas. D'abord la foi est en nous, et si elle est en nous c'est que nous avons été choisis, élus avant même la constitution du monde pour être lumière au milieu des hommes. De plus, au jour de l'Ascension, Jésus a envoyé ses disciples pour qu'ils soient ses témoins jusqu'aux extrémités du monde, ce qui veut dire qu'il n'y a pas une situation humaine, une condition sociale qui échappe à l'Évangile, qui ne doive être imprégnée de son Esprit, qui ne puisse dire la bonne nouvelle. Non. Nous ne sommes certainement pas disqualifiés, mais handicapés, il faut le reconnaître. L'Église a toujours trouvé un terrain d'élection chez les pauvres, depuis les débardeurs de Corinthe jusqu'aux Bretons de chez nous. La foi s'est toujours purifiée et fortifiée dans ses persécutions. Nos richesses, notre culture, notre situation peuvent faire écran à la lumière de l'Évangile. Si nous avons les richesses de la terre, comment montrer que notre bonheur vient de Dieu et non pas de ce que nous possédons? Si nous avons la sagesse et la science, comment prouver que c'est l'Esprit de Jésus qui nous conduit, et non pas nos seules connaissances? Si nous avons des titres et un rang, comment saura-t-on que c'est la charité du Christ qui nous presse d'être au milieu des hommes et non la volonté de domination et de puissance? Il est vrai qu'une communauté comme la nôtre est handicapée quand il s'agit de faire briller la pure lumière de l'Évangile.

Mais puisque nous sommes quand même appelés, j'allais dire: sélectionnés, il nous faut découvrir au cœur même de notre condition humaine, riche et culti-vée, les situations d'indigence qui permettront, par contraste, à la bonne nouvelle de se manifester. Ces situations d'indigence, il n'en manque pas, nous le savons bien. Qui n'a connu la peine, le deuil, les déceptions ? Parmi elles, si vous le permettez, j'en soulignerai deux. Notre monde, notre société, notre culture, notre manière de vivre sont aujourd'hui durement contestées. Les jeunes, ou bien s'opposent violemment comme en mai 68, ou désertent, partent vivre en marge et autrement. Nous pouvons nous crisper sur nos richesses, les défendre âprement, décréter que ces jeunes sont des fous ou des paresseux. Nous pouvons aussi recevoir ces contestations, nous laisser déchirer entre le monde ancien et le monde nouveau et rester pourtant paisibles. Alors, au milieu de notre monde, la parole de Jésus deviendra vraie, elle qui dit «heureux les doux». Situation d'indigence également: notre foi elle-même. Nous avons cru longtemps que tout était clair, que nous savions sans hésiter ce qu'il fallait croire et ce qu'il fallait faire. Nous découvrons qu'il n'en est pas ainsi, qu'un texte comme les béatitudes ne sera jamais compris, expliqué, qu'il faut seulement l'interroger, s'ouvrir à lui, le lire et le relire, non pas pour le comprendre, mais qu'il nous imprègne. Qu'à la fois il nous inquiète et nous béatifie. Qu'habités par lui, nous devenions béatitude.

Si, collectivement, notre communauté pouvait accepter d'être déchirée et tous en recherche et sûrs de sa foi, alors, comme la communauté de Corinthe, elle témoignerait de la bonne nouvelle. Elle manifesterait, par contraste, que tous nous sommes dans le Christ Jésus, par la grâce de Dieu. Amen.

Homélie précédente Table Index Homélie suivante