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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

33/ TROISIÈME DIMANCHE DE CARÊME. 5 mars 1972.

Ex 1,3-7. Rm 5, 1-2.5-8. Jn 4, 5-42.

La Samaritaine.
Ne sommes-nous pas tentés, comme la Samaritaine d’utiliser le Christ, de nous interroger sur la religion, plutôt que de chercher à le rencontrer jusqu’à ce que nous l’entendions nous dire: « Moi qui te parle… »

«Moi qui te parle». C'est à cette rencontre, à cette révélation de personne à personne qu'aboutit l'entretien de Jésus et de la Samaritaine.

C'est à cette même révélation dans la lumière éternelle de Dieu qu'aboutira aussi, pour chacun de nous, le cheminement de la foi.

Mais si la foi, aujourd'hui, existe en nous, c'est parce que déjà, aujourd'hui dans l'obscurité du temps et des signes, Jésus se révèle à nous, comme s'il nous disait: «Moi qui te parle».

Nous hésitons devant de telles affirmations: elles nous semblent et sentimentales et trop loin de notre expérience habituelle de la foi.

Ce qui me porte pourtant à vous les proposer c'est que le mouvement du Carême nous conduit bien vers une rencontre très personnelle avec le Christ: c'est son Corps que nous recevrons le Jeudi Saint quand nous célébrerons l'Eucharistie. C'est sa croix que nous viendrons vénérer le Vendredi Saint en posant nos lèvres sur ses pieds ou sur ses mains. C'est à lui, le Christ, que nous nous attacherons quand, dans la Nuit Pascale, nous renouvelerons les engagements de notre baptême.

Ce qui me porte aussi à vous parler de notre rencontre personnelle avec le Christ, c'est que dans le récit même de l'entretien de Jésus et de la Samaritaine la vraie rencontre ne se situe qu'au terme de certaines étapes. Ce qui nous fait penser qu'il est normal que, nous aussi, nous n'arrivions pas immédiatement aux formes plus profondes de la rencontre avec Jésus mais que nous ne l'atteignions d'abord que par des aspects plus extérieurs.

L'attitude de la Samaritaine est complexe: coquetterie et dérobade s'y entremêlent sans aucun doute, mais on y perçoit aussi des signes d'insatisfaction et d'inquiétude. Ce qu'elle voit d'abord dans ce voyageur aux paroles étranges, c'est un homme doté d'une puissance inhabituelle et qui, par son intervention, pourrait la libérer, elle, des contraintes pesantes de sa vie quotidienne résumées et symbolisées, comme dans le beau film de l'Ile nue, par la nécessité toujours répétée d'aller au loin puiser de l'eau. Comme Jésus lui parle d'une eau qu'il pourrait faire jaillir si vive qu'elle calmerait à tout jamais sa soif: «Donne-la moi cette eau, dit-elle, que je n'aie plus soif et que je n'aie plus à venir ici pour puiser».

Puis la conversation continue et prend un tour plus profond. La Samaritaine découvre chez son interlocuteur une pénétration spirituelle étonnante. Elle tente alors de l'entraîner dans les méandres d'une discussion rabbinique: «Nos pères ont adoré Dieu sur la montagne qui est là et vous, les juifs, vous dites que le lieu où il faut l'adorer est à Jérusalem». Que cherche-t-elle? Veut-elle éluder une question embarrassante qui l'obligerait à avouer les secrets de sa vie? Peut-être. Mais peut-être veut-elle aussi interroger cet homme qui lui semble si compétent, obtenir de sa science théologique une interprétation qui justifierait sa situation religieuse et humaine. Qui sait? Toujours est-il que le Christ ne se laisse pas utiliser, ni arrêter. Voici que dans le même temps il lui dévoile et ce qu'elle est et ce qu'il est: «Moi qui te parle».

Nous retrouvons facilement notre itinéraire dans les étapes suivies par la Samaritaine.

Nous aussi, soumis que nous sommes aux servitudes de la vie, aux lourdeurs de notre condition d'homme, nous sommes portés à chercher dans le Christ une aide pour nous libérer de nos aliénations ou soutenir nos prises de position.

Dans le domaine politique, que nous soyons de droite ou de gauche, nous sommes toujours tentés de mobiliser l'Évangile pour justifier des choix qui pourtant ne relèvent que de l'analyse politique que nous devons faire à la lumière de notre science et de notre expérience.

Dans un autre domaine, celui de la maîtrise du comportement, il nous arrive aussi de chercher à nous servir de la grâce du Christ, des divers sacrements, comme d'une force qui nous permettrait d'atteindre un équilibre moral qui pourtant relève directement de la formation du caractère ou d'une psychothérapie.

Dans ce cas le Christ n'est pas encore pour nous une personne, mais un instrument au service de l'ordre politique ou moral.

Nous le méconnaissons encore si nous ne le considérons que comme le garant de ce système de vérités et de rites qu'on appelle la religion... même s'il s'agit de la religion catholique.

Je pense à la manière dont nous entendons habituellement l'affirmation de saint Paul: «Si le Christ n'est pas ressuscité, notre foi est vaine». Nous avançons le fait de la résurrection du Christ comme un atout décisif à l'appui des vérités et des règles morales de l'Évangile. Comment ce que le Christ affirme ne serait-il pas vrai puisque sa résurrection démontre sa puissance? Et nous oublions que l'Évangile n'a pas d'existence propre en dehors du Christ, qu'il n'en est pas le garant, mais le cœur et que tout ce qui a été dit, tout ce qui a été demandé, toute la religion s'évanouit et s'efface devant le Christ Jésus vivant et rencontré personnellement.

Nous ne pouvons pas l'utiliser, pas même au service de la religion. Nous ne pouvons que le rencontrer.

C'est une des chances d'ailleurs de notre temps de crise que de nous obliger à aller vers lui. Quand tout se relativise, comme c'est le cas aujourd'hui; quand les étoiles qui nous guidaient tombent du ciel; quand on ne peut plus dire clairement ni ce qu'il faut croire, ni ce qu'il faut faire, alors nous n'avons plus qu'une issue: le Christ Jésus.

Et les catholiques que nous sommes, je veux dire les tenants d'un ensemble doctrinal, rituel et moral, sont invités à devenir davantage chrétiens, je veux dire des hommes et des femmes qui donnent leur foi au Christ, qui s'efforcent de le rencontrer.

Cette rencontre pourrait demeurer tout extérieure: je pense à mes années d'adolescence où, avec mes camarades scouts, nous chantions avec ferveur un can-tique intitulé: «Christ, compagnon routier». Le Christ était près de nous sur notre route comme un ami, un compagnon qui partageait notre ardeur et soutenait nos efforts pour être généreux et purs.

La vraie rencontre du Christ s'établit à l'intérieur de nous, au plus profond de notre être: dans ce point secret où peut jaillir la source vivifiante, où peut habiter l'Esprit.

Rencontrer Jésus c'est s'établir dans le silence intérieur et nous livrer à l'action de son Esprit parce que nous croyons qu'il peut nous transformer et que nous acceptons qu'il nous transforme en nous identifiant à lui.

Alors avec lui, pris en lui, nous entrons dans le monde nouveau de Dieu, nous en devenons comme une cellule germinative. Autour de nous, silencieusement, invisiblement, se tisse et se développe le corps immense de Christ, le monde merveilleux de la grâce.

Devant la révélation d'une réalité si intime et immense, si modeste et sublime, nous sommes pris de panique. Comme les Hébreux perdus au milieu du désert, dont parle le passage de l'Exode , nous demandons: «Le Seigneur est-il vraiment au milieu de nous ou bien n'y est-il pas?

Une seule preuve - c'est celle que saint Paul avance dans l'épître aux Romains: «La preuve que Dieu nous aime, c'est que le Christ est mort pour nous...» Encore n'est-ce pas une preuve car elle suppose déjà la foi. Mais pourtant, si pendant ce temps de Carême nous fixions souvent notre regard sur le Christ en croix donnant sa vie, nous finirions, j'en suis sûr, par croire plus fortement que c'est vrai, qu'il nous aime, qu'il est en nous. Et sans l’entendre bien sûr, nous saurions pourtant qu'il nous dit, à nous aussi: «Moi qui te parle».

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