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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

36/ VINGT-QUATRIÈME DIMANCHE DU TEMPS ORDINAIRE. 17 septembre 1972.

Si 27,30-28,7; Rm 14,7-9. Mt 18,1-35.

Combien de fois faut-il pardonner ?

Combien de fois faut-il pardonner, demande Pierre à Jésus; et, avec la spontanéité naïve que nous lui connaissons, le voici déjà qui avance une réponse qu'il croit généreuse: 7 fois?

Pas 7 fois, mais 70 fois sept fois, répond Jésus.

C'est que si, pour Pierre, le pardon est un geste exceptionnel, pour Jésus, il est une attitude fondamentale, le cœur même de l'amour, et donc de la vie. Pour lui, sans pardon, pas d'amour, et donc pas de vie.

La vie, en effet, n'est faite que de relations. D'une manière ou d'une autre, de notre naissance à notre mort, chacun de nos actes est une relation qui devrait être une rencontre avec les autres.

Comment nous plaçons-nous par rapport à ces autres?

Spontanément -peut-être faudrait-il dire, instinctivement- nous les regardons comme nos débiteurs. Nous attendons, nous réclamons toujours quelque chose des autres: attention, considération, attachement, partage, finalement: le don total d'eux-mêmes sans lequel il nous semble -et nous avons raison- que nous ne pouvons pas vivre pleinement. Mais toujours nous sommes déçus dans notre attente, car personne n'est à la mesure de notre besoin, et personne, même le voudrait-il, ne peut se donner totalement, car personne n'est pleinement maître de soi. Déçus, nous accusons l'autre. Nous le considérons comme un débiteur insolvable et nous le traitons comme tel, nous le jetons en prison c'est-à-dire que nous l'enfermons dans un réseau d'exigences, de réclamations, d'agressivité qui bloque sa liberté et l'empêche de nous donner la seule chose que pourtant nous attendons de lui: un amour spontané. Alors la vie devient le lieu des pleurs et des grincements de dents: un enfer ou nous nous précipitons nous mêmes. L'enfer, c'est les autres, disait Sartre. Oui, quand suivant la pente pécheresse de notre nature nous ne les considérons que comme des débiteurs, et des débiteurs insolvables.

Jésus veut nous sortir de cette situation. Il veut nous aider à convertir, c'est-à-dire à changer radicalement, et notre regard et notre cœur.

Il nous invite à adopter l'attitude du roi de l'Évangile qui, renonçant à exiger, abolit la dette de son serviteur, la rend inexistante et rétablit cet homme dans la plénitude de sa liberté d'homme et de membre de son Royaume.

Tel est Dieu, dont ce roi est l'image.

Il nous est impossible de percer le mystère de la vie personnelle de Dieu. Il nous est difficile de parler de ce que nous pouvons en entrevoir. Mais, au moins, pouvons-nous deviner ce qu'il est par la manière dont il se comporte envers nous.

Or, le geste essentiel de Dieu envers nous, c'est le don de son Fils. S'il nous faut parler de Dieu, ce que nous pouvons dire de plus vrai, c'est cela: il est celui qui nous donne son Fils. Dieu n'exige pas. Dieu ne revendique aucun droit. Dieu ne parle pas de dettes. Il donne, et c'est tout. Il nous donne son Fils, et dans le Christ Jésus, il nous établit dans la communion de sa vie.

Le pasteur ne réclame rien de la brebis perdue, il la prend dans la douceur de ses bras, il la pose sur son épaule et la porte.

Le père de l'enfant prodigue ne demande aucune explication, il ne réclame rien de l'héritage dilapidé, il ouvre les bras et serre sur son cœur le fils qui s'était perdu et qui est retrouvé.

Tel est Dieu.

Tels devons-nous essayer d'être, nous qui l'appelons notre Père. Nous qui appartenons au Seigneur, disait saint Paul tout à l'heure, c'est-à-dire, sommes déjà pris dans le mouvement de sa vie.

Parce que, comme en Dieu, notre vie est communion, il nous faut essayer de sortir de l'agressivité foncière pour entrer dans un mouvement de don.

Il ne nous est pas naturel d'aimer l'étranger, le nouvel arrivé. Par tout ce qu'il est il fait éclater l'impossibilité où nous sommes d'abolir les différences. Par sa seule présence il brise le cercle de relations dans lequel je vis paisiblement; il m'oblige à douter de mes idées et de mes valeurs. Je dois lui pardonner, c’est-à-dire, au delà des divergences reconnues et acceptées, me refusant à la ségrégation, tenter d’entrer avec lui dans la relation humaine limitée qui peut s'établir avec lui.

Il ne nous est pas naturel d'aimer celui qui est malheureux; son malheur nous accuse et souligne trop la vanité de notre rêve d'un bonheur total, universel. Je dois lui pardonner, c'est-à-dire, sans fermer les yeux sur le malheur et sans justifier, tenter de bâtir le bonheur possible.

Il ne nous est pas naturel de nous aimer nous-mêmes. Nous nous connaissons trop médiocres, lâches, veules. Je dois me pardonner, c'est-à-dire, sans fermer les yeux sur mes limites, en m'acceptant moi-même, ne pas renoncer à tendre vers mieux.

Il ne nous est pas naturel d'aimer la vie, trop décevante. Or, finalement, c’est à la vie que je dois pardonner d'être ce qu'elle est, de n'être que ce qu'elle est. Lui pardonner, c'est-à-dire vivre quand même pour témoigner de la richesse dont la foi m'affirme qu'elle porte en elle le germe: une communion infinie et béatifiante. C’est pour nous faire comprendre que c'est à la vie qu'il nous faut pardonner que Jésus nous dit de pardonner 70 fois 7 fois.

Mais il faut aussi pardonner 7 fois comme le pensait saint Pierre qui devait sans doute à son tempérament bouillant un certain nombre d'ennemis.

En effet, ce n'est pas seulement d'être ce qu'ils sont et de n'être que ce qu'ils sont que nous avons à pardonner aux autres, mais aussi ce qu'ils font: les attitudes, les actes par lesquels nous nous sommes sentis atteints, touchés.

Comme le pardon à ce niveau nous est difficile! Sans doute parce que le plus profond de notre cœur n'est pas encore établi dans l'attitude fondamentale dont nous parlions tout à l'heure.

Ce pardon nous est difficile, la preuve, c'est que dans bien des cas nous ne parvenons pas à oublier. Et comment pourrions-nous oublier quand nous avons été blessés au plus profond de nous même, atteint dans notre dignité d'homme ou de femme?

Ce pardon nous est difficile. La preuve, c'est que lorsque nous nous y essayons l’effort que nous faisons prend l’allure d’une générosité vertueuse qui humilie celui qui nous a offensé et approfondit encore le fossé creusé par l'offense.

Pardonner, d'un vrai pardon, ample, généreux, plein de sève qui nous permettrait de repartir à zéro et de rebâtir une relation nouvelle dans la générosité sans ombre, cela, il faut le reconnaître, dépasse nos possibilités.

Il nous faut nous contenter de gestes pauvres, de tentatives un peu maigres et de fruits de pardon qui restent secs.

Je veux bien me rapprocher de celui qui m'a donné un soufflet sur la joue droite mais comment ne serai-je pas un peu crispé dans l'attente de la deuxième gifle qui ne va pas manquer de m'arriver sur la gauche.

Je veux bien accueillir à nouveau celui qui m'a pris ma tunique, mais pourrai-je m’empêcher de surveiller mon manteau dans la crainte qu'il ne disparaisse à son tour.

Essayer, c'est sans doute tout ce que nous pouvons. Mais c'est là, dans ces pauvres tentatives, que doit s'affirmer notre foi: je crois que dans ces gestes médiocres et pauvres, à condition que je m’y applique, Dieu fait passer la sève généreuse de son propre pardon et que là où nous ne réussissons à créer qu'une communion dérisoire il noue, lui, par sa grâce, les liens d'une invisible et universelle rencontre.

C'est ce que nous allons signifier ici, dans l'Eucharistie. Le célébrant va vous inviter tout à l'heure à échanger un geste de paix. Comme il est timide, embarrassé ce geste. Nous nous connaissons si peu, la vie nous rend si vite étrangers. Mais nous le poserons quand même. Et voici qu'un instant plus tard, cette main qui s'est timidement tendue vers l'autre, elle va s'ouvrir pour recevoir le corps du Christ qui va nous prendre tous dans l'éternelle communion de sa vie.

Que cette Eucharistie d’aujourd'hui nous donne le courage des humbles tentatives de pardon pour que Dieu, par sa grâce, établisse tous les hommes dans la communion de son Royaume. Amen.

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