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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

39/ TOUSSAINT 1er novembre 1972.

Ap 7,2-4.9-14. 1Jn 3,1-3. Mt 5,1-12.

L’Apocalypse et les Béatitudes.

Dimanche dernier l'évangile nous relatait la guérison miraculeuse aux portes de Jéricho, d'un aveugle dont on a gardé mémoire du nom: Bartimée.

Et, comme il est normal de le faire en lisant la sainte Écriture, nous nous reconnaissions en ce malheureux, nous nous identifiions à lui: nous sommes aveugles, non pas physiquement sans doute mais spirituellement.

En effet:

Dans l'univers qui s'étend au-delà des frontières de notre mort, ou des frontières de l'histoire, que voyons-nous au-delà du visage de ceux qui nous entourent. Au-delà de leurs comportements, que percevons-nous de leur réalité profonde?

Au-delà de la zone où s'exercent les investigations des psychologues, que discernons-nous du mystère de notre personne?

Oui, aveugles, nous le sommes et de ce fait, nous voici habités par l'angoisse de nous perdre.

Comment avancer dans la vie si je ne sais où elle nous conduit? Comment m'engager sur le chemin de l'histoire si le terme m'en est inconnu? Comment faire confiance aux autres, nouer les liens vivants de l'amitié ou de l'amour si je ne discerne pas le secret profond des cœurs? Comment m'accepter moi-même, me supporter, vivre, si je reste pour moi-même une énigme indéchiffrable, une nuit obscure?

Quand nous sommes ainsi immobilisés par la crainte de l'inconnu, perdus dans la nuit de l'existence, alors monte en nous la prière si souvent formulée par les psaumes et reprise par Bartimée, l'aveugle: « Seigneur, fais que le voie. »

La fête de la Toussaint est une réponse à notre supplication: elle est lumière dans notre nuit.

La nuit, elle enveloppe d'une épaisse obscurité l'au-delà de notre vie, les lendemains de notre histoire personnelle et de l'histoire des hommes...

Aujourd'hui, dans le texte de l'Apocalypse, ces lendemains nous sont dévoilés: au-delà du temps, voici que se déploient, comme une ample tapisserie, les cortèges des bienheureux : vêtus de blanc, palmes en main, ils s'avancent d'un pas unanime vers le trône de l'Agneau qu'ils acclament et saluent de leurs chants.

Nous le savons bien, des images ne sont que des images et celles-ci ont le visage idéalisé des meilleurs moments de cette vie et de nos rêves...

Nous le savons bien, au-delà de la mort, les catégories du temps et de l'espace n'ont plus cours et ce que nous pouvons élaborer comme images et pensées à partir de la vie historique n'est pas transposable tel quel dans cet autre monde.

Mais nous savons aussi que ce monde qui dépasse l'imaginaire ne peut pas nous être totalement inaccessible puisque Jésus nous en a parlé avec les mots d'une langue humaine et à partir des réalités de la vie quotidienne.

Et donc, tout en admettant facilement et sans désillusion qu'il n'y aura ni robes immaculées, ni palmes, ni acclamations, nous croyons que ce monde de Dieu nous offrira, sous un mode inimaginable, tout ce à quoi notre cœur aspire quand de telles images inspirent son désir.

Ces images, elles nous promettent une vie faite de la fusion purifiée et exaltée de tout ce que nous mettons sous ce terme obscur et émouvant: la vie.

Comme sur la couleur blanche -le blanc dont sont vêtus les bienheureux- se confondent et s'exaltent toutes les couleurs du prisme ainsi connaîtrons-nous une plénitude de vie : création jaillissante et jamais épuisée de communions illimitées.

Voilà quels lendemains Dieu construit avec nous dans le lent cheminement de l'histoire humaine.

Cela n'est-il pas trop beau, trop facile, irréel comme le Pays de Cocagne des légendes enfantines? Nous hésitons à donner notre adhésion à une vision qui nous fait décoller des réalités de l'existence, habiter un rêve et quitter les patries de la terre, là où les hommes travaillent, pleurent ou se réjouissent, tentent de vivre.

Il est vrai.

Mais aujourd'hui après l'Apocalypse qui nous parle d'un autre monde et d'un au-delà du temps, voici les Béatitudes qui elles, n'ont rien d'un songe, n'invitent pas à l'évasion, mais nous obligent à fixer notre regard et notre attention sur les dures réalités de l'existence: la pauvreté, les larmes, la violence, la guerre, la volonté de domination et de jouissance et de puissance, la persécution...

Tels sont en effet les forces qui s'entrecroisent dans notre vie, imposent leur loi, et qui dans la fête de la Toussaint nous déchirent même si parfois elles nous séduisent.

Or, de manière déroutante pour nous, à chacun de ces termes évocateurs de tant de misères, Jésus, dans l'Évangile, en attache un autre, huit fois répété, Bienheureux.

Brille alors pour nous une lumière inattendue. Là où nous, nous ne voyons que peine, souffrance, misère, signe de mort, Jésus nous révèle la présence cachée de la vie, du bonheur, de Dieu même, et alors que nous serions spontanément portés à fuir des conditions de vie qui nous mortifient, il nous invite à nous y attacher comme lui-même l'a fait, car la vie crucifiante est le lieu qu'habite Dieu et où nous entrons dans la communion bienheureuse de sa vie.

Jésus nous révèle que l'adhésion fidèle et aimante à la vie, même si elle nous blesse, à ses appels même s'ils nous bousculent, est adhésion à Dieu, plénitude de vie.

Telle est finalement la lumière la plus précieuse qui nous est apportée à nous, aveugles, non pas celle qui éclaire un avenir lointain et qui peut-être touche plus notre curiosité que notre angoisse mais celle qui se projette sur un aujourd'hui auquel il ne nous est pas permis de nous dérober alors que nous serions tellement tentés de la fuir; cette fête s'appelle la Toussaint sans doute parce qu'elle nous découvre la multitude des saints que la grâce et l'histoire ont engendrés au cours de siècles mais bien plus encore parce qu'elle nous révèle que la vie quotidienne, si nous répondons à ses appels, si nous ne nous fermons pas à ses exigences, fait et fera de nous tous des saints.

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