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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

42/ DEUXIÈME DIMANCHE DE L’AVENT. 10 décembre 1972.

Is 40,1-5.9-11. Pi 3,8-14. Mc 1,1-8.

Se convertir pour donner au monde ce qu’il attend: une réponse à un besoin de rencontre et de communion.

Vous avez encore en mémoire les premiers mots de cette troisième lecture: « Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ ». On aurait pu traduire en calquant le texte original: commencement de l'Évangile. On a préféré employer l'expression «bonne nouvelle» dans l'espoir, sans doute, que, moins usitée, ces mots frapperaient notre attention et que, étonnés, nous nous poserions la question: mais qu'est-ce que c'est que cette bonne nouvelle?

Pour répondre, il faudrait aussi trouver des mots neufs et surtout pouvoir rejoindre le point le plus profond de notre cœur, là où un besoin insatisfait suscite le désir. Vous vous rappelez, dimanche dernier, dans la 1ère lecture tirée, elle aussi, du Livre d'Isaïe, la supplication des exilés: Ah! Si tu déchirais les cieux, si tu venais, les montagnes fondraient devant toi. C'était un cri qui montait du plus profond de leurs désirs: voir tomber les obstacles, les montagnes qui s'interposaient entre eux et leur pays. Et c'est aussi le cri de notre désir le plus profond, celui qui nous fait homme: voir disparaître les obstacles qui se dressent entre nous et les autres. Car, nous portons tous en nous un besoin fondamental de rencontre et de communion. Nous sommes bâtis en fonction de ça. Pourquoi des yeux, en effet, sinon pour rencontrer un autre regard? Pourquoi des mains sinon pour les tendre et saisir d'autres mains? Pourquoi la mobilité de tout le corps, sinon pour s'avancer ou courir vers un autre? Pourquoi la parole, l'étonnante parole, sinon pour exprimer et communiquer les pensées de l'esprit et les mouvements du cœur? Mais, face à ce besoin profond de rencontre et au désir qu il traduit, que d'obstacles ! Le terrain est hérissé de montagnes. Il nous suffit de fermer les yeux, de réfléchir sur notre passé pour que remonte en nous le souvenir de tant de paroles qui s'éteignirent sur nos lèvres sans pouvoir être formulées, ou qui, exprimées, ne furent ni entendues ni comprises. Le souvenir d'élans du cœur qui ne trouvèrent jamais d'écho. Et voici autour de nous tant de familles où parents et enfants ne se parlent plus faute de pouvoir s'écouter ni se comprendre, tant de foyers où l'accord s'efface derrière les dissonances. Et si nous ouvrons les yeux pour les tourner vers l'avenir, ce que nous voyons c'est la marche inévitable vers la définitive séparation de la mort. Alors, nous voici amenés à conclure que la rencontre est un rêve impossible, que l'autre ne peut être pour nous qu'étranger ou ennemi, que la vie n'est qu'une mort camouflée et que la sagesse humaine la plus élémentaire nous conseille si nous ne voulons pas trop souffrir d'acquérir l'impassibilité des pierres.

C'est dans ce contexte que retentit la bonne nouvelle. Elle crie: non! Non! Ce n'est pas vrai. En dépit de toutes les apparences contraires, la vie dans son fond, dans sa substance secrète, dans ses éléments constitutifs élémentaires, la vie est une puissance de rencontre et d'amour. Ce qui est réel, ce qui est sous-jacent à tout, ce qui est fondamental et comme le principe originel, la source de tout, c'est un élan irrépressible de communion. Nous nous croyons séparés, isolés les uns des autres par des montagnes infranchissables alors qu'en fait nous baignons dans 1’élément fluide, dans l'eau d'une communion créatrice. L'autre n'est ennemi qu'en apparence. Fondamentalement il est frère. C'est en apparence seulement que la vie isole. Fondamentalement elle est unité. Alors, si c'est ça la réalité, le vrai, pourquoi faire le jeu de ce qui n'est finalement qu'apparence et illusion? Soyons donc réalistes.

Vous vous souvenez, en mai 68, parmi tant de slogans qui couvraient les murs du quartier, il y en avait un qui proclamait: «Soyez réalistes, demandez l'impossible !» Puisque l'autre n'est pas l'ennemi que nous croyions, soyons réalistes, tentons l'impossible, convertissons-nous à l'invisible et essayons de le regarder comme un frère. Puisque l'amour est l'élément fondamental, soyons réalistes, ne durcissons pas notre cœur, tentons l'impossible conversion et rejetant notre cœur de pierre, donnons-nous un cœur de chair. Puisque la vie n'est pas marche vers la solitude de la mort, convertissons-nous à la vie, ne la fuyons pas, mais confions-nous à sa force profonde, plongeons-nous en elle, entrons délibérément dans son courant. C'est ce que disait Jean-Baptiste à ceux qui venaient vers lui pour recevoir un baptême qui était un baptême d'eau et un baptême de conversion: abaissez les collines et les montagnes qui vous séparent et vous divisent, convertissez-vous les uns aux autres et plongez-vous comme dans l'eau d'un fleuve dans le courant d'une vraie fraternité.

C'était aussi ce que voulait dire Jésus quand il adressait à ceux qui l'entouraient, cette parole déconcertante rapportée sous des formes quelque peu différentes par Matthieu et par Marc: «Si vous avez de la foi, gros comme un grain de sénevé et si vous dites à cette montagne: soulève-toi et jette-toi dans la mer, cela arrivera». Si nous n'étions ni aveugles, ni absurdes, si nous avions un peu de foi, nous ne ferions pas le jeu des forces de division, nous ne dresserions pas des montagnes entre nous, mais nous les jetterions dans la mer profonde de l’amour et il faudrait bien qu'elles s'y dissolvent. Pourtant, pour généreux que soit notre effort de conversion, il reste étroit. Tout fleuve a une source et un terme, l'Océan lui-même a des rives, une seule force est sans limite: l'Esprit, l'Esprit Saint de Dieu. Jésus le disait à Nicodème, ce savant, cet inquiet venu converser avec lui la nuit. Et sans doute le vent chantait-il dans les arbres autour de la maison « Écoute le vent, l'Esprit, il souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va».

La puissance de l'Esprit est infinie, et quand sa force envahit nos pauvres tentatives de rencontre, quand au baptême donné dans l'eau se joint le baptême dans l'Esprit Saint, alors la communion réalisée devient, elle aussi, sans limite, elle prend les dimensions de l'amour de Dieu.

Le lieu privilégié de l'Esprit, c'est l'Église et ses sacrements. En ce temps de l'Avent, et plus particulièrement pour nous, jeudi soir, dans une liturgie pénitentielle l'Église nous invite au sacrement de pénitence. C'est-à-dire qu'elle nous appelle d'abord à renouveler notre volonté de conversion, à renoncer à la solitude systématique pour choisir à nouveau la communion aux autres comme valeur fondamentale de notre vie. Elle nous appelle aussi à briser notre solitude de fait et à poser ici un premier geste de communion en faisant une démarche communautaire de pénitence, en renouant avec un frère les liens de la plus humble et profonde rencontre par l'aveu de nos fautes, qui sont le plus intime de nous-même. Et elle veut ainsi nous ouvrir à la puissance de l'Esprit Saint, nous plonger dans le bap-tême de son souffle, de telle sorte que notre démarche de conversion, toujours limitée et imparfaite prenne une portée infinie et que grâce à lui l'humanité soit rassemblée en un seul corps, celui du Christ ressuscité.

Dites-moi, frères, n'y a-t-il pas autour de nous dans le monde assez de division, d'opposition, de haine, de guerres? Nous ne pouvons pas alors refuser le baptême de conversion, l'effort d'écarter les montagnes et de nous plonger dans le courant fraternel. Nous ne pouvons pas refuser à l'Esprit de Dieu cette chance de poursuivre son œuvre à travers nous et de faire progresser l'unité dont lui seul connaît les dimensions infinies.

Il me semble qu'en ce temps de l'Avent c'est l'humanité en quête de rencontre et de communion qui nous adresse à nous, les chrétiens l'émouvante supplication: Ah! Si vous déchiriez les cieux, si vous descendiez, les montagnes fondraient et la route s'ouvrirait devant l'amour. Amen.

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