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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

45/ CINQUIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 4 février 1973.

Jb 7,1-7. 1Co 9,16-23. Mc 1,29-39.

Le désespoir, celui du Cardinal ou celui de Job, mais aussi le Jésus de Marc, au cœur de la misère des hommes, présence active du salut au cœur de la misère des hommes, et Paul, qui se fait « évangile ». Notre responsabilité de croyant, c’est de l’être à notre tour. Par la prière.

On raconte du Cardinal Suhard que, dans les dernières années de sa vie, alors qu'il était déjà alourdi et affaibli par l'âge, il se faisait conduire dans la banlieue qu'on appelait alors la zone, dans cette banlieue où la misère était si dense qu'elle en devenait imperméable à l'Évangile. Et comme ses proches essayaient de le détourner de ces expéditions épuisantes et lui en demandaient le pourquoi, il aurait, dit-on, répondu: «Je vais me désespérer». Il voulait sans doute dire que là où cesse l'espoir alors commence la pure espérance. Il voulait dire aussi que pour remplir vraiment sa charge de pasteur, il lui fallait s'enfoncer dans le monde de la misère et de la faiblesse.

C'est pour nous rappeler que la même exigence s'impose à tout chrétien qui veut être fidèle à sa charge de chrétien que l'Église a choisi pour la liturgie d'aujourd'hui les trois textes qu'elle propose à notre méditation.

Et d'abord Job. Pour nous, aujourd'hui, ce texte joue le même rôle que les tournées dans la zone pour le vieux Cardinal: il nous désespère.

Ecoutons-le qui nous dit: «La vie de l'homme sur la terre est une corvée... je n'y ai gagné que du néant».

Devant de telles paroles, pas de dérobade possible: elles traduisent la lourde expérience de toute une vie et nous ne pouvons les contester même si nous n'avons pas été touchés aussi durement par le malheur. Il suffit en effet qu'un seul enfant meure, qu'un seul innocent soit condamné, qu'un seul élan du cœur reste sans écho, qu'un seul mot devienne malentendu pour que nos rêves de justice, de liberté, d'amour, de vie soient réduits à néant. Pour nous - et ce n'est pas une exigence abusive - un bonheur, une justice, une liberté qui ne seraient pas bonheur, justice, liberté pour tous et pour toujours, anéantissent l'espoir.

Aujourd'hui, en contrepartie de Job, voici l'Évangile. Saint Marc n'y élabore pas une théologie théorique, il n'insiste même pas sur les paroles de Jésus; il nous montre Jésus lui-même, Jésus qui est en lui-même Évangile, présence active de salut.

Placé comme Job au cœur de la misère humaine, plus lucide encore que lui sur l'homme et le néant de l'existence, Jésus, par sa seule présence, manifeste que ce néant n'est pas absolu. Parce que Jésus est là, la mort n'est plus le tout de la vie: elle est vaincue dans sa racine. Parce que Jésus est là, le mal multiforme n'est plus la loi de la vie. Le prince des ténèbres reste encore prince de ce monde, il n'en est plus le souverain incontesté.

Quelques signes, ténus, déconcertants viennent trahir à la surface de la vie la puissance de salut cachée en Jésus, manifester aux yeux des croyants que le Royaume de Dieu est là. Dans l'immense foule de malades, d'aveugles, de lépreux, de paralytiques il en guérit quelques uns. Quelques uns seulement, ce qui peut paraître scandaleux. Quelques uns tout de même, ce qui suffit pour légitimer l'espérance.

En face de Job qui proclama le néant de la vie, voici Jésus en qui le croyant discerne le salut de la vie.

Un troisième texte nous est présenté: un passage de la lettre de Paul aux Corinthiens.

Cette fois, après Job, après Jésus, c'est de nous les croyants dont, à travers le personnage de Paul, il va s'agir.

Paul parle d'une charge que Dieu lui a confiée et qui, de ce fait, s'impose à lui comme une nécessité qu'il ne peut écarter. Cette charge c'est d'annoncer l'Évangile ou, plus exactement, d'être lui-même Évangile, à la suite et à la manière de Jésus, c'est-à-dire d'être un point d'impact du salut de Dieu dans la misère de l'existence humaine.

Pour obéir à cette nécessité, de même que Jésus a pris la nature humaine, de même Paul en adopte des formes diverses: il partage la faiblesse des faibles, il se fait tout à tous pour que les multiples formes de la vie humaine soient ensemencées d'une puissance de salut.

La même charge, frères, repose sur nous. La même nécessité s'impose à nous: être «Évangile» dans la condition humaine d'aujourd'hui, assurer la présence de la puissance de salut de Jésus par notre présence au néant de l'existence.

Accepter cette charge, cette nécessité, c'est cela être croyant, c'est cela être chrétien.

D'où la double exigence qui marque toute existence chrétienne: être indissolublement lié à Jésus par la foi et indissolublement lié au monde des hommes par l'ac-ceptation lucide de notre condition humaine. Sous peine d'être infidèles à la charge que Dieu nous confie, il nous faut assumer ces deux exigences sans les dissocier l'une de l'autre.

Mais qui de nous, mes frères, dans le déroulement de la vie quotidienne, au milieu des préoccupations, des soucis, des peines ou des joies, qui de nous est capable de rester conscient de cette charge, de cette vocation?

Qui n'oublierait pas tantôt le monde et tantôt Dieu?

Pour être fidèle il nous faut ressaisir la vie, la recueillir et comme en resserrer la trame trop lâche. Il nous faut aussi ressaisir la foi, la recueillir et la resserrer sur celui qui en est le centre: Jésus Sauveur.

Cet acte de recueillement, c'est la prière.

Là, dans notre conscience priante, se joignent en une rencontre salutaire les hommes auxquels nous nous voulons liés par la vie partagée et Dieu auquel nous sommes rattachés par la foi. C'est là, dans l'acte de prière, que nous prononçons ces deux mots inouïs: Notre Père. Là notre œuvre a la puissance vivifiante du Père, l'universalité des hommes qu'il englobe. Alors, d'une façon très consciente et délibérée, nous devenons «évangile», présence active du salut de Dieu dans notre monde.

Aujourd'hui, dans un premier temps, la liturgie de la Parole nous a plongés, comme Job, dans la profondeur désespérée de l'existence. Mais voici que la liturgie eucharistique va actualiser pour nous la présence de Jésus en travail de salut; et la communion qui est inséparablement communion à Jésus et communion aux autres, va nous relancer dans la fidélité à notre charge, nous engager à nous faire tout à tous pour que la force de salut de l'Évangile soit présente à tous. Amen.

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