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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

47/ NEUVIÈME DIMANCHE DE TEMPS ORDINAIRE. 4 mars 1973.

Dt 5,12-15. 2Co 4,6-11. Mc 2,23 - 3,6.

Le Sabbat.

Lorsque, en Mai 1968, nous avons vu s'étaler sur les murs de l'église, côté rue Saint-Sulpice, la devise anarchiste: « Ni Dieu, ni maître», ce fut pour nos cœurs de croyants un choc douloureux: assimiler Dieu à un maître et à ce titre le rejeter c'était pour nous un double blasphème.

Pour les juifs rigoureux, les pharisiens, l'affirmation de Jésus: «l'homme n'est pas fait pour le sabbat mais le sabbat est fait pour l'homme» a dû paraître plus blasphématoire encore. Elle bouleversait tout l'édifice social et religieux d'Israël dont le sabbat était une pièce maîtresse. Aussi cette proclamation lui a-t-elle coûté cher: c'est à cause d'elle et de quelques autres du même genre qu'il a été rejeté, condamné et qu'il est mort crucifié.

Aujourd'hui encore, il suffit d'entrevoir quelques unes des conséquences que ces paroles, prises au sérieux, pourraient avoir sur l'organisation de la société politique et religieuse pour hésiter à les répéter. Aucun homme sage, prudent, n'aurait songé à les inventer; seul Jésus avait l'autorité suffisante pour les concevoir et assez de courage pour les proclamer.

Dire: «Le sabbat est fait pour l'homme», c'est bouleverser les lois spontanées de l'organisation sociale, c'est à l'encontre du réalisme séculaire placer l'homme au centre de tout organisme politique ou religieux.

Dire « L'homme n'est pas fait pour le sabbat», c'est proclamer que l'homme n'est pas asservi à la société politique.

Le sabbat, la première lecture nous le rappelait, a été institué pour commémorer la lutte de libération menée par Moise et les Hébreux contre le pouvoir politique du Pharaon qui les asservissait. L'homme n'est pas fait pour l'esclavage mais pour la liberté.

Dire: «Le sabbat est fait pour l'homme » c'est proclamer que l'homme n'est pas asservi à la production. Il n'a pas à soumettre son activité aux impératifs de la productivité mais il est appelé à épanouir sa personne dans la libre mise en œuvre de ses facultés et de ses dons, ce qu'au Moyen-âge on appelait l'activité contemplative. C'est pourquoi le Sabbat et le Dimanche qui en a pris le relais sont marqués par l'interruption du travail producteur économiquement rentable qui laisse place aux activités de détente et de loisir. Et non pas pour que s'étant reposé le dimanche on puisse mieux travailler le lundi mais pour qu'on soit homme au moins un jour par semaine.

En disant: « l'homme n'est pas fait pour le sabbat» Jésus va plus loin encore, si loin qu'on ose à peine le suivre. Il affirme que l'homme n'est pas fait pour être l'esclave de Dieu, qu’il n'est pas asservi au culte, à l'adoration d'un dieu dominateur. Jésus inaugure ainsi par ses paroles et dans sa personne un nouveau type de relations entre Dieu et les hommes. Et c'est bouleversant.

Lui qui parle, il est Fils de Dieu, Dieu en personne.

Or, lui, c'est le bébé dans la crèche. Lui, c'est l'enfant emporté en exil par son père et par sa mère, condamnés à fuir leur pays. Lui, c'est l'homme fatigué par la marche, accablé de chaleur qui s'assoit au bord d'un puits et mendie un peu d'eau. Lui, c'est l'hôte affectueux de Béthanie, l'agonisant du jardin, le torturé, le moribond. Je sais bien que lui c'est aussi celui qui peut parler à la mer et apaiser ses tempêtes, appeler hors du tombeau son ami Lazare que la mort lui avait enlevé.

Oui, c'est vrai. Il reste pourtant que devant Jésus, réalité de Dieu parmi les hommes, Dieu fait homme, nous ne savons plus nous servir du vocabulaire habituel des religions. Devant l'enfant, le torturé, l'agonisant comment parler de souveraine majesté, de toute puissance, de domination. L'esprit et les mots sont désemparés.

Dans cette difficulté, Jésus lui-même est venu à notre aide. Pour nous apprendre comment nous situer, il a dit à ses disciples: « Je ne vous appelle plus serviteurs mais amis...» C'est Dieu qui parle et qui veut nous faire comprendre que devant lui l'homme n'est ni esclave ni même serviteur mais ami.

S'il en est ainsi dans notre relation à Dieu, à plus forte raison doit-il en être de même dans nos relations avec les hommes. Il ressort donc que la relation humaine essentielle, la seule qui soit digne de l'homme et qui mérite l'engagement de toutes nos forces c'est la relation d'amitié. L'homme n'est fait pour être esclave de personne, ni de Dieu ni des hommes. L'homme n'a de maître ni sur terre ni dans le ciel; il ne devrait avoir que des amis.

Utopie direz-vous. Oui, je vous le concède volontiers mais c'est l'utopie de Dieu !

C'est elle qu'ont cherché à réaliser tous ceux qui, au long des siècles, ont résolu de vivre selon l'Évangile, les François d'Assise aussi bien que les jeunes qui, aujourd'hui, s'efforcent de vivre en «communes» dans la pauvreté et la fraternité. Utopie qui doit toujours rester à l'horizon de notre pensée pour orienter nos recherches et nos tentatives d'organisation politique et sociale.

Utopie qui devrait au moins trouver un terrain d'élection et un début de réalisation dans l'Église où l'autorité n'a de sens que pour susciter et soutenir la vie fraternelle, où les lois ne sont que des invitations à la liberté et des jalons sur les routes de la libération.

Utopie qui doit nous soutenir dans la lutte continuelle contre les scléroses constantes des sociétés politiques ou religieuses et contre la pente morbide de notre nature qui, inexplicablement, nous fait prendre goût à nos chaînes.

Cette lutte, elle fut celle de Jésus, elle le demeure encore aujourd'hui dans le mystère de notre propre vie, selon ce qu'écrivait Saint Paul: «nous les vivants sans cesse nous portons dans notre corps l'agonie, le combat de Jésus afin que la vie de Jésus, elle aussi, soit manifestée dans notre existence mortelle.»

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