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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

48/ DEUXIÈME DIMANCHE DE CARÊME. 18 mars 1973.

Gn 22,1-18. Rm 8,31-34. Mc 9,2-10.

Comment vivre le Carême?

Prendre du temps pour entretenir sa foi. Poser des actes simples mais réalistes pour promouvoir la justice. Faire pénitence.

Ce sont les trois consignes que notre archevêque, le Père François Marty, nous donne pour ce temps de préparation à Pâques que nous appelons le Carême.

Ces consignes, elles nous ont été transmises par la feuille d'informations paroissiales «Tous Frères», dimanche dernier.

Si un promeneur du dimanche, étranger aux réalités de la foi, venant visiter l'église, a pris cette feuille et l'a lue, je pense qu'il en aura conclu que pour les chrétiens, pendant le Carême, il s'agit de perdre son temps, de perdre son argent et de se refuser tout bon temps.

Avouons que toute une part de nous-même, celle qui reste toujours un peu rétive à l'Évangile, celle qui se cabre devant des consignes, réagit de la même manière. Il y a toujours un point de nous-même d'où monte l'interrogation: «Pourquoi perdre du temps pour entretenir sa foi au lieu de le consacrer tout entier à améliorer ses conditions de vie ou même à transformer le monde? Pourquoi se laisser prendre par l'épuisante soif de la justice au lieu de s'occuper uniquement de sa promotion personnelle ou du succès de ses affaires? Pourquoi refuser de reconnaître que le plaisir qui nous saisit tout entier et nous arrache à la conscience du temps, c'est lui, finalement, qui est le bonheur et qu'il est bien déraisonnable de le mépriser pour courir après une inaccessible chimère? Dans nos mauvais moments - et nous avons tous nos mauvais moments - des réponses s'ébauchent en nous, elles parlent de masochisme, de refus de la vie, de rêveries compensatrices et même de marchandage: «j'abandonne ce monde et ses plaisirs... mais à moi le bonheur éternel !»

À ces questions: pourquoi consacrer du temps à découvrir l'univers de la foi; pourquoi chercher le monde de la justice; pourquoi aller plus loin que l'épiderme de la vie; à ces questions il n'y a qu'une réponse et c'est l'affirmation d'un fait: il y a un uni-vers de la foi, il y a un monde de justice, il y a un cœur de la vie.

C'est cette réponse que nous apportent aujourd'hui les textes de la liturgie de la Parole.

Abraham d'abord. Considérons-le non pas au moment où, accompagné d'Isaac, il gravit les pentes de la montagne, prêt à tous les sacrifices, mais quand il en redescend après l'étonnante révélation qui lui a été faite.

Il regarde Isaac. C'est son enfant, celui qui, après une attente désespérante, est enfin né de sa rencontre amoureuse avec Sarah, sa vieille épouse. C'est son fils, c'est lui qui un jour prendra sa place à la tête du clan familial: une épouse, quelques concubines, une troupe d'enfants, des serviteurs et des servantes. C'est lui qui à son tour conduira de pâturage en pâturage, à travers le désert, quelques centaines de têtes de bétail... l'espace d'une vie, puis pour lui aussi, à son tour, ce sera la mort.

Pourtant, tout en regardant Isaac, Abraham ne peut oublier ce qui, dans l'événement qu'il vient de vivre lui a été révélé. Pour lui le mur de la limite et de la mort est tombé. Isaac est autre que ce qu'il paraît. Sa vie n'est plus seulement le lieu de médiocres bonheurs, mais le foyer rayonnant d'innombrables bénédictions. Son destin n'est pas seu-lement celui d'un chef de clan soumis à tous les aléas de la vie au désert, mais il porte en lui comme la présence d'une communauté humaine innombrable, tel le sable des plages qui bordent l'Océan ou les étoiles qui brillent au firmament.

Abraham, le croyant, garde en lui ces deux certitudes qui pourtant semblent s'exclure: celle qui naît de l'évidence et reconnaît la fragilité et les limites de la vie d'Isaac, celle qui naît de la foi et professe sa dimension infinie.

Après Abraham, les apôtres. L'évangile nous dit que brutalement, après le moment de transfiguration, ils ne virent plus que Jésus seul.

Les voilà qui redescendent avec lui de la montagne où il les avait conduits. Ils le regardent et c'est bien lui qu'ils voient, le Jésus de tous les jours, leur compagnon de vie et de chemin. Ils l'écoutent et voici qu'il leur dit qu'au bout d'une série d'échecs il va lui falloir comme n'importe quel homme connaître la mort. Mais en même temps que leurs yeux voient Jésus, que leurs oreilles l’entendent, leur foi ne peut pas récuser ce qui leur a été dévoilé dans une lumière irréfutable: celui que les autorités religieuses condamnent est reconnu par Moise et Élie, celui qui est homme jusqu'à la mort est en même temps fils bien aimé de Dieu.

Comme Abraham, les apôtres tiennent fermement sans pouvoir lâcher ni l'une ni l'autre deux certitudes qui semblent pourtant inconciliables !

Et nous aussi, croyants d'aujourd'hui, nous gardons la même attitude. En dépit de toutes les apparences contraires et sans contester leur réalité, nous tenons pour vraie l'existence d'un au-delà des apparences, d'un cœur de la vie. Nous tenons pour certain qu'il y a un monde au delà du monde du profit, du prestige et du pouvoir. Et c'est à ce monde que nous faisons droit. C'est sa réalité que nous essayons de faire apparaître quand nous prenons du temps pour l'Évangile, quand nous travaillons pour la justice, quand nous refusons de n'atteindre la vie que dans son épiderme.

En ce temps de carême, accueillons les consignes de notre archevêque, mais recevons aussi celles de Jésus qui nous dit: «Quand tu jeûnes, parfume-toi la tête.» Et il ne s'agit pas là de dissimulation mais déjà de transfiguration. Ce parfum au milieu des rudesses de l'existence est pour nous le signe du monde invisible de Dieu, c'est, de notre part, un très pur acte de foi.

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