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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

49/ DIXHUITIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 5 août 1973.

Ex 16,2-4.12-15. Ep 17.20-24. Jn 6,4-35.

La manne. Le Pain de Vie.
Qu’est-ce que c’est? Les bénéficiaires de la multiplication des pains en sont restés à l’univers de la satisfaction et n’ont pas perçu le signe.

Disons - avec pourtant une pointe de sourire - que s'il faut pour connaître l'esprit d'un peuple, étudier sa littérature, il est pour le moins aussi nécessaire de savoir ce qu'il mange et comment il mange: le repas est une pièce maîtresse de l'art de vivre. Ce n'est pas nous, français, qui dirons le contraire alors que nous nous prenons volontiers pour les rois des gourmets.

Ni nous non plus, chrétiens, puisque le geste qui nous signale et qui nous caractérise c'est justement notre repas de chaque dimanche: l'Eucharistie.

Aujourd'hui, les textes qui composent la liturgie de la Parole parlent beaucoup de nourriture et de repas et, par là, ils nous invitent à creuser la signification et la portée que nous reconnaissons à l'Eucharistie comme repas.

Dans le récit tiré de l'Exode - c'était la première lecture - nous voyons les Hébreux tout étonnés de découvrir, au matin, une sorte de givre blanc recouvrant le sol du désert. Ils se tournent vers Moïse et lui demandent: «Qu'est-ce que c'est? »

Ce «qu'est-ce que c'est» n'était pas qu'une interrogation sur la nature de cette chose encore jamais vue et qui n’avait pas de nom; pour eux, il trahissait aussi leur inquiétude sur la signification de ce phénomène étonnant: ils pressentaient - et la suite de leur histoire le prouvera abondamment - ils pressentaient que ce n'est pas de tout repos d'être le peuple que Dieu nourrit.

Tout à l'heure, quand vous viendrez ici, à l'autel, pour recevoir l'hostie, vous ne demanderez pas explicitement comme les Hébreux à Moise: « Qu'est-ce que c'est? » Mais vos mains ou vos lèvres tendues seront bien comme une question et c'est à cette interrogation informulée que répondra le prêtre en affirmant: «le Corps du Christ !» Or, son affirmation, elle ne porte pas seulement sur le fragment de pain qu'il présente, elle porte aussi sur la main qui se tend et se creuse, sur la communauté rassemblée, sur l'humanité dont la vie multiforme se déploie au delà des murs de l'église: tout cela, à des titres divers, c'est le Corps du Christ. Cette affirmation nous enseigne que tout ce qui dans l'univers entretient quelque lien d'existence - mais, nous le savons, tout tient à tout - avec ces quelques grammes de pain, fruit de la terre séculaire et de l'universel travail des hommes, tout cela est destiné à entrer dans la mouvance, dans l'attraction de la personne du Christ jusqu'à devenir son Corps définitif, son Corps total dont le Corps Eucharistique est, aujourd'hui, le germe, la cellule initiale.

Devant une telle ampleur de l'Eucharistie, certains problèmes qui montent à l'esprit comme de savoir, par exemple, comment il est possible d'affirmer que ce pain est pain et, en même temps, corps du Christ, apparaissent assez gratuits. Laissons aux théologiens, c'est leur travail, le soin de découvrir une approche des vérités de la foi qui respecte et les affirmations de la Révélation et la connaissance que l'homme d'aujourd'hui a acquise de lui-même, de son corps, de la matière, de l'univers.

Mais, par contre, le vrai problème qui se pose à nous tous et à chacun de nous, notre travail à nous, c'est de découvrir ce qu'il faut faire, comment il nous faut vivre pour que dans et par nos activités humaines qui façonnent le corps de l'humanité, se prépare et grandisse le Corps Total, le Corps définitif du Christ Jésus.

À une telle question, la seule réponse vraie ne peut être qu'une réponse de vie. Il nous suffirait sans doute de recevoir avec foi le Corps du Christ, de nous laisser imprégner et entraîner par son Esprit pour que toute notre vie devienne, comme celle du Christ, créatrice de salut, capable de concourir à la transmutation de ce monde périssable en monde de vie éternelle.

Il suffirait sans doute de se laisser entraîner... Mais pour mieux consentir à cet abandon, il faut que notre esprit s'applique à discerner et à exprimer les lignes de force selon lesquelles nous entraîne l'Esprit.

Pour cette recherche l'Évangile d'aujourd'hui nous apporte des clartés. Nous y voyons Jésus reprocher aux bénéficiaires du miracle de la multiplication des pains de l'avoir recherché jusqu'au delà du lac de Tibériade simplement parce qu'il avait apaisé leur faim et non pas parce qu'il avait accompli au milieu d'eux ce que saint Jean appelle un « signe ». Il leur reproche d'être restés dans l'univers de la satisfaction des besoins et de n'avoir pas voulu le rejoindre dans l'univers du signe.

Quelle différence y a-t-il de l'un à l'autre et comment les caractériser?

L'univers du besoin satisfait - l'univers du miracle au sens vulgaire du terme - c'est l'univers du repli sur soi; d'abord pour faire l'inventaire de nos différents besoins et ensuite, en mobilisant toutes nos ressources, pour essayer de les satisfaire.

Il faut dire en effet: «pour essayer de les satisfaire» car notre expérience personnelle nous l'a déjà appris et le mode de vie de notre monde le démontre: à peine un de ces besoins est-il comblé qu'un autre se fait jour à la fois plus vain et plus exigeant que le premier si bien que nous sommes happés par une vacuité sans fond, entraînés dans un univers de néant.

L'univers du signe c'est autre chose.

Lorsque quelqu'un me fait signe, m'appelle, il faut bien que je lève les yeux, que je me retourne en direction de cette voix, que j'avance, que je tende les mains, que je parle; une communion s'établit qui porte en elle quelque chose d'irrévocable et qui déjà, de par sa nature, s'établit au delà des frontières du temps.

L'univers du signe, c'est l'univers de la communion mais qui ne peut s'établir que dans la désappropriation et l'oubli de soi.

Pour que le monde devienne le Corps Total du Christ, il faut que nous y entrions non pas comme dans un terrain de chasse ouvert à la convoitise insatiable de nos désirs mais comme dans une nef immense où retentissent de toutes parts des appels à la communion. Et nous voilà invités une fois de plus à la conversion profonde de nos manières de penser et d'agir.

Car c'est toute notre vie qui est concernée. Aussi bien notre manière de vivre l'amour que celle de diriger une entreprise. Aussi bien notre comportement avec nos enfants que notre activité au sein d'un parti ou d'un syndicat. Le fidèle n'y échappe pas qui, à la messe peut être consommateur passif ou créateur actif de communion. Mais le prêtre non plus qui peut exercer son autorité comme un pouvoir de domination ou comme une consécration au service d'une communauté à susciter et à faire grandir dans la liberté de la foi.

Il y avait de l'inquiétude dans l'interrogation des Hébreux découvrant la manne: «Qu'est-ce que c'est?»

Notre main pourrait trembler quand au moment où elle se tend le prêtre dit: «le Corps du Christ».

Mais non, ce ne serait pas juste car ce n'est pas de tout repos d'être un peuple que Dieu nourrit; nous ne devons pas oublier que le pain qui nous est donné est un pain vivant, plus fort que l'attrait du néant et qui nous entraîne dans le mouvement de la vie éternelle, c'est-à-dire de l'universelle et inépuisable communion.

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