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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

50/ VINGT-CINQUIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 23 septembre 1973.

Sg 2, 12.17-20. Jc 3, 16-18; 4, 1-3. Mc 9, 30-37.

Qui est le plus grand ? C’est celui qui se fait le serviteur de tous, qui accueille le monde comme on accueille un enfant, en s’oubliant soi-même, comme le Christ a accueilli notre humanité. Et si notre accueil devient prière, peut venir la force de la Résurrection et une paix signe de la proximité du Royaume.

Comme nous ressemblons bien aux apôtres qui ne recevaient des paroles de Jésus que celles qui correspondaient à leur manière de voir et qui n'entendaient pas les autres.

Si nous, nous ressemblons aux apôtres, l'Église, elle, ressemble à Jésus et inlassablement elle nous rappelle les enseignements de l'Évangile que nous sommes tentés d'ignorer parce qu'ils nous heurtent.

Ainsi fait-elle aujourd'hui même.

Nous, nous rêvons d'une Église en paix avec le monde, un monde qui reconnaîtrait les chrétiens et les estimerait pour les valeurs dont ils sont porteurs.

Nous, nous rêvons d'une Église pure, pacifiée, unie.

Nous, nous rêvons surtout que la grâce qui nous est donnée réussisse à réduire nos tensions intérieures, à éliminer nos défaillances et nos faiblesses et à faire de nous des hommes et des femmes à la vie harmonieuse.

Nous rêvons... mais l'Église, elle, dans tous les textes de la liturgie d'aujourd'hui souligne avec une insistance presque insupportable la part inévitable de conflit que comporte l'existence de l'Église et celle de tout chrétien. Réveillés par ces textes ayons le courage d'ouvrir les yeux.

Et d'abord sur le monde où vit l'Église...

Il n'est pas du tout nécessaire de porter notre regard très loin, jusque dans ces pays où sévit une persécution ouverte et officielle, arrêtons-le tout simplement chez nous.

Chez nous, il suffit que quelques évêques expriment publiquement les exigences concrètes d'une seule des Béatitudes: « Bienheureux les artisans de paix» et voici qu'aussitôt l'opposition profonde se manifeste. L'esprit du monde n'est pas l'esprit de l'Évangile, et qui veut suivre l'Évangile entre nécessairement en conflit, un jour ou l'autre, sur un point ou sur un autre avec les exigences d'un monde dont la loi spontanée est une loi de puissance.

Ayons également le courage d'ouvrir les yeux sur l'Église et là non plus il n'est pas nécessaire d'aller chercher très loin. Il suffit de regarder notre paroisse marquée pourtant d'une réelle volonté d'entente. Que l'on aborde des problèmes comme celui de la liturgie et de son progrès vivant ou celui du pluralisme politique des chrétiens, aussitôt apparaissent des divergences profondes qui se durciraient vite jusqu'à des excommunications réciproques.

Et lorsqu’enfin nous ouvrons les yeux sur notre vie personnelle, il nous faut reconnaître que, en nous, pour employer le langage évangélique, ivraie et bon grain sont inextricablement mêlés et que nos efforts et même le recours aux sacrements ne réussissent pas à arrêter la croissance de cette ivraie qui, à certains moments, semble devoir étouffer le bon grain.

Dans la vie du chrétien, comme dans celle de l'Église, la réalité des conflits s'impose comme un constat irréfutable.

Ce fait, quelles réactions provoque-t-il?

Le plus habituellement, une réaction proche du désespoir; soit que nous nous durcissions dans nos positions jusqu'à assurer leur triomphe par l'élimination de l'adversaire, soit que nous nous laissions aller - et c'est peut-être plus fréquent - à cette forme moins aiguë du désespoir qu'est l'abandon résigné.

C'est entendu, disons-nous, le monde est mauvais. Laissons-là ses lois sans nous préoccuper de le transformer par l'esprit de l'Évangile. Il faut l'admettre: la guerre est fatale, les lois économiques sont inéluctables et l'accession de tout homme à la prise de responsabilité de sa vie est une utopie irréalisable et donc néfaste. C'est ainsi ...

Puisque à l'intérieur de l'Église les tensions sont inévitables, ne cherchons pas à les résoudre, résignons-nous à ne pas aller au fond des choses, répétons ce qui s'est toujours dit, refaisons ce qui s'est toujours fait; ou, en sens inverse mais cela relève du même esprit - liquidons tout, inventons quelque chose d'absolument neuf sans tenir aucun compte ni de la tradition des siècles passés, ni de l'expérience de foi de ceux d'entre nos frères qui ne pensent pas comme nous...

Et si le mal est vraiment profondément enraciné en nous, ne cherchons pas à l'atteindre dans ses racines en un effort désespérant. Restons à la surface de nous-même et sans chercher à vérifier et modifier nos orientations profondes, préoccupons-nous seulement des distractions que nous avons dans la prière ou du mal que nous disons de nos voisins.

Je caricature? Tout juste assez pour faire sentir combien ce genre de réaction est loin de celle qui nous est enseignée dans l'évangile d'aujourd'hui.

À une attitude de refus, de regret, d'abandon donc, finalement de désespoir, Jésus oppose une attitude de service totalement désintéressé. Il nous demande d'accueillir les réalités du monde, de l'Église, de l'existence et de notre propre personne comme on accueille un enfant.

Qu'est-ce à dire?

Un enfant, c'est cet être, sans doute le seul au monde, qu'on ne peut vraiment chercher ni à exploiter, ni à dominer. De lui on n'a à attendre ni profit - il est pauvre -, ni reconnaissance - il ne sait pas ce que c'est -, ni mérite: il semble naturel d'aimer un enfant. On ne peut que mettre à son service toutes nos ressources de cœur et d'esprit pour favoriser le développement de sa jeune vie. Et c'est pourquoi accueillir un enfant est crucifiant car cela exige une profonde pureté de cœur, un total oubli de soi, l'abandon de toute volonté de domination ou de puissance, le consentement à ce jeune élan qui porte la mort dans nos habitudes et nos idées toutes faites.

C'est parce que Jésus a accueilli sa condition humaine concrète comme on accueille un enfant qu'il a été conduit là où il ne serait sans doute pas allé de lui même: à la mort sur la croix.

Accueillir ainsi notre vie et notre monde, ce devrait être notre décision fondamentale toujours vérifiée et toujours reprise, puisqu'une des prières eucha-ristiques affirme que nous avons été choisis par Dieu pour servir en sa présence.

Sommes-nous capables de maintenir une telle attitude dans tous les secteurs de notre vie et en tout temps?

Qui oserait répondre affirmativement?

Mais ce que je sais, par contre, c'est qu'il doit y avoir dans nos existences de croyants des moments où très délibérément nous nous appliquons à cette attitude d'accueil et de service de la vie: ce sont les moments de prière. Car prier c'est ça 1

C'est accueillir en soi les réalités du monde, de l'Église, de notre propre personne et, dépassant un temps la zone des conflits, abandonnant pour un temps toute volonté de triompher, de dominer, d'exploiter - apporter à cette vie un consentement profond, lui dire un oui grave et fort, investir en elle, pleinement, les ressources vivantes de notre personne.

Prier c'est, au moins pour un moment, se consacrer pleinement à la vie... et donc mourir à soi même.

Mais de ce mouvement de mort Dieu fait une puissance de Résurrection. Dans l'Évangile de ce jour nous voyons Jésus instruire ses disciples en leur annonçant que les hommes le tueront et que trois jours après sa mort il ressusciterait. Or, nous dit saint Marc, les apôtres ne comprirent pas ces paroles. Ils ne comprirent pas davantage après la Résurrection, mais ils crurent. Que crurent-ils? Que Jésus qu'ils avaient vu mort était à nouveau vivant ? Non. C'était pour eux une évidence, ils pouvaient enfoncer leurs doigts dans les plaies de ses mains. Ce qu'ils crurent, c'est que la mort devenait source de vie, que la solitude de l'échec était créatrice de la communion, que perdre sa vie c'était la sauver, que derrière les apparences de mort de ce monde s'ouvrait un autre ordre de choses, un autre monde réel bien caché, le monde de Dieu, le monde de l'universelle et absolue communion. Et que lorsqu'ils acceptaient de se faire serviteurs de tous, ils entraînaient tous les hommes dans la puissance du salut.

Nous aussi lorsque dans la prière nous accueillons le monde et la vie comme un enfant, lorsque, en dépit des échecs certains, nous renouvelons notre décision de service jusqu'à l'oubli de nous même, la force de la résurrection se fait jour en nous et le monde dont nous acceptons qu'il nous contredise et nous détruise passe avec nous dans l'univers du premier jour, dans l'univers du salut.

Et c'est pour cela qu'au creux de la prière nous éprouvons parfois une profonde paix: c'est le signe de la présence toute proche du Royaume de Dieu. Puissions-nous prier de la sorte ! Amen.

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