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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

51/ VINGT-HUITIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 14 octobre 1973.

Sg 7,7-11. He 4,12-13. Mc 10,17-30.

Le jeune homme riche.

Faut-il vraiment, parce qu’une phrase de l'Évangile nous bouscule, l'écarter et l'ignorer? Bien au contraire, penserez-vous. Alors essayons de méditer l'affirmation si déconcertante que nous avons entendue tout à l'heure de la bouche de Jésus: «Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille, qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu».

Et d'abord, puisque nous y sommes décidés, acceptons de la recevoir, cette affirmation, de plein fouet, sans chercher à l'édulcorer comme certains ont tenté de le faire en racontant que le trou de l'aiguille était le nom d'une porte de Jérusalem, si étroite et si basse que les chameaux chargés ne pouvaient la franchir qu'à grand peine, mais ils la franchissaient tout de même. Cette affirmation nous la prendrons au pied de la lettre. Le trou de l'aiguille est un trou d'aiguille et nous pourrons attendre longtemps avant de voir un chameau s'y enfiler. Nous nous placerons devant elle avec un cœur humble, et même un peu tremblant. Nous savons bien que nous sommes nombreux ici, à commencer par les prêtres, qui, à un titre ou à un autre, devons nous classer dans la catégorie des riches. Mais parce que notre cœur essaiera d'être humble devant la parole de Dieu, du même coup nous serons réalistes, et s'il nous faut nous convertir nous n'irons pas vers les décisions spectaculaires qui réclameraient un héroïsme que nous n'avons pas, nous nous contenterons de résolutions à la mesure du modeste courage qui est le nôtre. Ceci dit, voici quelques jalons pour baliser notre cheminement dans la méditation.

D'abord, remarquons qu'il y a toute une série de réalités qui constituent notre personne ou l'univers qui nous entoure et que, dans le langage habituel, nous appelons des «biens». Quelques instants de réflexion nous permettraient d'en établir une longue liste. Biens: le corps et sa sensibilité. Biens: l'intelligence et les connaissances acquises ainsi que la maîtrise de la parole et du langage. Biens aussi: la nature et ses ressources, mais également la foi, la grâce. C'est vraiment curieux que nous appelions toutes ces réalités si diverses pourtant des «biens». À vrai dire c'est Dieu lui-même qui aurait commencé à le faire. Vous vous souvenez bien sûr du récit de la création tel que nous le lisons au début de la Genèse; une phrase revient qui souligne comme un refrain l'apparition des multiples créatures; l'eau, le ciel, la lumière, les plantes, les animaux, l'homme: Et Dieu vit que cela était bon». Et pourquoi donc tout cela était-il bon? Pourquoi donc tout cela constitue-t-il des biens? Nous l'entrevoyons: c'est parce que tout cela offre des possibilités d'échange et de partage, parce que tout cela peut devenir pour l'homme espace de communion et le faire ainsi semblable à Dieu dont nous voyons dans son geste même de créateur qu'il est générosité, partage, communion. Jésus est venu confirmer cette intuition et l'ouvrir sur un au-delà inattendu. Il nous a révélé que ces biens en qui nous cherchions le lieu d'une communion humaine étaient en fait consacrés à un dessein plus ample: ils sont le sanctuaire où se réalise la communion du Royaume de Dieu. Le Royaume est là, parmi vous, nous dit Jésus. Mais, pour qu'il soit là il faut que le pain soit rompu, que la coupe passe de mains en mains, que la parole soit partagée et l'amour donné. Nous le voyons clairement, toutes ces réalités qui font l'homme sont des biens, parce qu'elles sont faites pour le partage, parce qu'elles portent en elles une force de communion: le germe vivant du Royaume. C'est notre première remarque.

La deuxième s'impose à nous dès que nous jetons un regard sur le monde et sur la vie. Face à un conflit comme celui du Proche-Orient, à une situation politique comme celle du Chili, à la condition des travailleurs immigrés ou des peuples du Tiers-monde, ou, plus simplement en regardant notre vie, nos relations familiales ou de travail, notre attitude devant la science, l'argent, les puissances de la sensibilité et de la sensualité, nous sommes bien obligés de nous demander: mais, qu'avons-nous fait de tous ces biens? Que sont-ils devenus? Et nous sommes obligés de reconnaître que ces biens, le cœur mauvais de l'homme les a dénaturés. Comme ces blés que dans les périodes de crise on dénature de telle sorte qu'ils ne peuvent plus devenir pain offert à la faim des hommes, ainsi tous nos biens, ceux de l'esprit comme ceux du corps, ceux du travail comme ceux de la nature ont été détournés de leur vocation. Ils nous étaient donnés comme des patries multiples ouvertes à des communions toujours neuves et nous en avons fait l'aliment de nos divisions, l'occasion et le lieu de nos affrontements, l'instrument de notre orgueil et de notre domination sur les autres. Ces biens détournés de leur vocation, ces biens dénaturés et pervertis, c'est cela que l'Évangile appelle les richesses. Et comment alors pourrions-nous nous étonner qu'il les maudisse. Et ceux qui, obéissant à la pente mauvaise de leur cœur, dénaturent les biens, les détournent de leur sens, les exploitent pour l'affirmation de leur moi et de leur supériorité, c'est ceux-là que l'Évangile appelle des riches. Et comment nous étonner alors que l'Évangile ne connaisse pas la distinction que nous cherchons, nous, à y introduire entre les bons et les mauvais riches. Il faut le dire: selon l'Évangile il ne peut pas y avoir de bons riches, puisque le riche est justement celui qui refuse et détruit l'univers de communion qui est l'univers de Dieu. Quand Jésus affirme: il est plus facile à un chameau de passer par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu, il ne dit finalement qu'une «lapalissade», car l'attitude de cœur qui fait le riche est radicalement opposée à l'attitude qui fait le Royaume: celle-ci est don, l'autre est refus; celle-ci est main ouverte, l'autre est paume durement fermée; celle-ci est communion, l'autre est séparation. Ce qui fait la richesse, nous le voyons, ce n'est pas la quantité des ressources qui sont à notre disposition, mais l'attitude du cœur. Il ne s'agit pas pour nous d'établir un barème, une cote de possession des biens au dessus de laquelle nous serions riches et au dessous de laquelle nous serions pauvres, comme le percepteur établit à l'aide d'un barème les différentes catégories de contribuables. Il s'agit pour nous de vérifier notre cœur avec une extrême vigilance. Il ne s'agit même pas pour nous de dépouillement. Saint Paul lui-même nous a avertis que nous pouvions donner tous nos biens aux pauvres, mais que si notre cœur n'avait pas la charité cet effort était vain et nous étions semblables à des cymbales qui retentissent vainement. Il s'agit pour nous de changer notre cœur, car la rencontre de Dieu, l'entrée dans le Royaume des cieux ne se situe pas au bout d'un dénuement progressif, il se situe au cœur d'un renoncement continuel. Cela pour nous est extrêmement exigeant, et comme nous préférerions payer la dîme de tous nos biens! Cette pureté du cœur à laquelle l'Évangile nous appelle peut, à juste titre, nous sembler, comme c'était le cas pour les apôtres vraiment impossible à l'homme. Mais l'Évangile d'aujourd'hui nous répétait que ce qui est impossible à l'homme est possible à Dieu et sa grâce peut convertir nos cœurs et leur donner la pureté que nous sommes, nous, incapables d'atteindre.

Que l'Eucharistie, par l'action de la grâce et de l'Esprit, pain convoité par la faim des hommes devienne pain rompu et partagé, corps livré, et que cette eucharistie change nos cœurs pour que nous soyons dès aujourd'hui dans le Royaume de Dieu. Amen.

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