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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

52/ TRENTIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 28 octobre 1973.

Jr 31,6-9. He 5,1-6. Mc 10,46-52.

Guérison de l’aveugle de Jéricho.
Ce n’est pas lorsqu’il mendie sur le bord de la route que Bartimée rencontre Jésus. C’est parce que, malgré ses infirmités, il se lance sur la route, espace ouvert où peuvent se vivre les solidarités. Jésus n’a-t-il pas dit « Je suis le chemin » ? Soyons des hommes sur la route.

Dans l'oraison d'entrée que le prêtre, tout à l'heure, a prononcée en notre nom, nous tournions nos cœurs vers Dieu et nous suppliions: Dieu éternel et tout puissant, augmente en nous la foi.

Par contre - et comme s'il craignait que cette supplication ne relève que de la passivité - le psaume d'entrée, lui, nous répétait avec insistance: cherchez le Seigneur; sans vous lasser, recherchez son visage.

Et nous, qui portons en nous le désir de progresser dans la foi, nous demandons : chercher le Seigneur, oui, mais où cela? Le trouver, oui, mais comment, par quel moyen?

Je pense que l'évangile qui vient d'être proclamé peut être entendu comme une réponse à cette question. Dans le récit de la guérison de l'aveugle Bartimée se distinguent comme deux moments: dans un premier temps l'aveugle est là, assis en bordure du chemin et il mendie; dans un deuxième temps, apprenant que Jésus appelle, il s'élance sur la route, il retrouve Jésus qui le guérit et il se met à sa suite. Ces deux moments décrivent et caractérisent deux attitudes possibles de l'homme devant la vie. Il y a l’homme assis en bordure et qui mendie: c'est l'attitude qui nous porte à craindre tout mouvement, à prendre appui sur le seul passé pour rester en marge du présent, nier toute valeur à l'avenir. C'est l'attitude qui nous fait refuser de nous engager dans une activité créatrice, de consacrer nos énergies, nos talents au développement du monde, de ses valeurs, de ses richesses, notre seul souci étant de mendier et d'enfouir dans la terre stérile le produit du travail des autres. Tel est le mendiant assis.

Mais il y a aussi l'homme sur la route. Et comme la route est un espace ouvert qui invite à la marche et conduit vers une ville, c'est-à-dire un lieu de rencontre, l'attitude de l'homme sur la route c'est l'attitude qui nous fait dépasser le passé, accepter les contradictions et les conflits du présent pour avancer vers un avenir, qui n'est pas encore venu, qui n'est pas encore là bien sûr, mais dont nous voulons faire par la mise en œuvre de nos forces et par notre travail une réalité de rencontre, un espace où l'on puisse dire: « nous »- et même « notre » Père. Tel est l'homme sur la route.

Or, dans l'évangile d'aujourd'hui, ce n'est pas lorsqu'il mendie assis sur le bord de la route que Bartimée rencontre Jésus et que, guéri de sa cécité, il peut voir son visage - non. C'est, au contraire, lorsque malgré son infirmité, il s'est lancé sur la route. Et nous avons la réponse à la question que nous posions: chercher le Seigneur, où cela, le trouver, comment? La réponse elle est simple. Pour trouver le Seigneur il faut que, délaissant l'attitude du mendiant assis nous adoptions celle de l'homme sur la route. S'il fallait la préciser encore cette attitude, je dirai volontiers qu'elle est une marche vers les solidarités qui nous appellent. C'est à dessein que j'emploie ce mot de solidarité qui ne fait pas partie du vocabulaire religieux habituel. C'est même pour cela que je l'emploie ici de préférence au mot communion, qui est pourtant si beau, si expressif pour nous et que nous aimons. Mais le mot communion est devenu - par notre faute et pour le malheur du monde - un mot d'église. Il évoque les allées ouvertes entre les chaises où l'on avance à pas feutrés, les yeux baissés, l'attention uniquement fixée sur le trésor reçu. Le mot solidarité, lui, est un mot de grand air, un mot des rues, un mot qui s'étale sur les murs; c'est un mot du monde, un mot de la vie quotidienne la plus humble, la plus réaliste; c'est un mot exigeant aussi et qui ne peut se contenter des élans du sentiment. Et, ne l'oublions pas, c'est la solidarité qui est la matière première indispensable de la charité. C'est avec la solidarité humaine que se fabrique la charité, comme c'est avec la pâte que l'on fait le pain. Car la charité ce n'est que la solidarité vécue jusqu'à l'oubli de soi. La mort à soi-même rend la solidarité perméable à l'Esprit de Jésus qui vient la transmuer, comme le levain fait monter la pâte, et en faire la charité, c'est-à-dire la solidarité à la dimension du Christ et dans le Christ, la solidarité qui nous fait un seul corps et un seul esprit dans le Christ.

Tout homme qui se fait homme sur la route, qui, s'oubliant soi-même, se met en marche vers les solidarités offertes par la vie, cet homme est en situation de foi. Je ne dis pas qu'il est chrétien, mais je dis qu'il est pris dans le Christ, car Jésus ne nous a pas seulement enseigné qu'il était lui-même un homme sur la route, mais il s'est identifié avec la route. Il a dit: je suis la route.

Il reste que même si nous savons maintenant où et comment rejoindre le Christ dans la foi, il nous faut toujours le chercher, car jamais nous ne pouvons prétendre le posséder comme un trésor que nous ne pourrions perdre. Et le chercher, nous le comprenons mieux, c'est vérifier sans cesse si nous sommes un homme sur la route.

Il nous faut le vérifier sans cesse, car c'est l'attitude absolument fondamentale au cœur de laquelle, et seulement au cœur de laquelle, peut s'illuminer la ré-vélation du visage du Christ, la clarté de sa présence. Il nous faut le vérifier sans cesse, car c'est une attitude que nous sommes toujours tentés, par inconscience ou lâcheté, d'abandonner pour revenir à celle du mendiant assis.

La Bible nous parle de ce mystérieux personnage que l'on appelle la femme de Loth et qui, pour s'être retournée vers l'arrière, plus fidèle au regret du passé qu'aux perspectives d'avenir, a été transformée en un être aride, stérile, une chose inerte, une statue de sel.

L'Évangile nous rappelle le conseil de Jésus: que celui qui a mis la main à la charrue ne regarde pas en arrière. Et il nous transmet aussi l'ordre donné aux disciples: allez, annoncez la bonne nouvelle jusqu'aux extrémités du monde, et voici que je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles.

Pour la vérifier cette attitude, et il est urgent que nous le fassions, sinon nous sommes en péril, la première démarche est un regard sur la vie, avant même d'être étude théologique. Et si la lecture et l'étude peuvent nous y aider ce sera d'abord lecture et étude d'œuvres profanes, parfois même d'auteurs non croyants: moins enfermés que nous dans un univers défini, ils sont capables de percevoir les solidarités nouvelles qui s'offrent et se dessinent à l'horizon de notre route et de nous inviter à les assumer. L'étude théologique, elle aussi absolument nécessaire, ne viendra qu'après. Et finalement elle sera toujours théologie de l'Incarnation et elle devra toujours nous démontrer et nous faire comprendre que ce mystère est fondamental et qu’il nous faut continuellement apprendre, nous souvenir que Jésus se trouve et ne peut se trouver que sur les routes des hommes.

Si nous faisons courageusement cet effort de vérification, si nous nous efforçons d’être des hommes sur la route, alors c'est en toute loyauté que nous pourrons nous tourner vers Dieu et le supplier: Père éternel et tout puissant augmente en nous la foi. Je pense que dans ces conditions, il nous exaucera, ouvrira nos yeux et nous révèlera la splendeur de son visage. Amen.

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