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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

56/ TROISIÈME DIMANCHE DE L’AVENT. 16 décembre 1973.

So 3,14-18a. Ph 4,4-7. Lc 3,10-18.

La vocation du prêtre et l’obéissance. Et les laïcs, font-ils ce qu’ils veulent ?

«Puisque c'est ton idée d'être prêtre, je ne t'en empêcherai pas, pourtant, j'aurai préféré autre chose pour toi, car, dans ce métier là, on ne fait pas ce qu'on veut». C'est ainsi que me parla mon père le soir où, vers la fin de mes études secondaires, je lui fis part de mon désir d'entrer au séminaire et d'être prêtre.

Lui qui avait au plus haut degré le goût de l'indépendance, s'inquiétait et s'attristait de voir son fils s'engager dans une voie où, pensait-il, on ne fait pas ce qu'on veut.

Il se trompait -du moins pour une part- et il le reconnût plus tard. Car, s'il est exagéré de dire qu'un curé est pape dans sa paroisse, il est certain cependant que dans l'exercice de leur profession peu d'hommes ont les coudées aussi franches que le prêtre. Mais sur le fond, mon père avait raison. Un prêtre peut bien, en beaucoup de circonstances, prendre lui-même ses responsabilités et faire ce qu'il veut; il reste que fondamentalement il ne peut pas être ce qu'il veut. Il est prêtre et il doit être prêtre.

Le Cardinal Marty le rappelait récemment lors d'une ordination à Saint Séverin: «Nous n'inventons pas le prêtre, c'est le Christ qui nous le donne». Puisque nous n'inventons pas le prêtre, essayons de le découvrir et nous poursuivrons ainsi l'effort de réflexion que nous avons décidé de mener pendant tout le temps de l'Avent pour mieux discerner qu'elle est notre vocation de chrétien, à quelle tâche, nous les croyants, nous les baptisés, nous sommes appelés. La tâche à laquelle nous sommes appelés, nous sommes incapables de la découvrir par nous-même. Les conditions habituelles de notre vie et de notre travail nous asservissent tellement à des objectifs immédiats et limités que nous ne pouvons pas prendre de l'altitude et arriver à une vue d'ensemble.

Depuis le début de l'Avent pourtant, et de bien des manières, les textes de la liturgie nous invitent à nous redresser, à relever la tête pour regarder au loin et voir se détacher devant nous les grands traits du dessein de Dieu, ce dessein que son amour nous invite à préparer et à réaliser avec lui, obscurément, dans le déroulement du temps, en attendant qu'il se manifeste avec éclat à la fin des temps.

Alors, ce sera si beau, nous dit aujourd'hui dans la première lecture le prophète Sophonie, que Dieu lui-même dansera avec des cris de joie, comme aux jours de fête, comme aux jours de la moisson évoqués tout à l'heure par Jean-Baptiste, quand la vaine paille brûlée, la balle dispersée par le vent, le blé doré s'entasse dans les greniers.

Et pourquoi donc est-ce que ce sera si beau? Pourquoi? Parce que dans cette humanité renouvelée chaque homme sera enfin débarrassé des forces hostiles qui en ce temps-ci nous aliènent, nous arrêtent dans la découverte et l'affirmation de nous-mêmes.

C'est encore Sophonie qui proclame: «Le Seigneur a écarté tes accusateurs et il a fait rebrousser chemin à ton ennemi ». Ce sera si beau - jusqu'à faire danser Dieu - parce que, dans cette humanité renouvelée, chaque homme se fera pleinement lui-même non pas en s'opposant aux autres ou en les dominant, mais, au contraire, en se tournant vers eux, en les rejoignant tous obstacles disparus pour une relation harmonieuse et juste.

Souvenez-vous de la prophétie d'Isaïe, reprise par Jean-Baptiste, que nous lisions dimanche dernier «tous les ravins seront comblés, toutes les montagnes et les collines seront abaissées, les passages sinueux seront redressés, les routes déformées seront aplanies. Ce sera si beau, enfin, parce que cette humanité renouvelée sera le fruit non pas des seules énergies de l'homme -mais de ces énergies exaltées, élevées au-dessus de leur puissance naturelle, surnaturalisées par l'Esprit même de Dieu, vivant en Jésus-Christ qui veut nous le partager si pleinement que nous ne fassions plus qu'un avec lui et que la multitude des hommes lui soit comme un immense corps, riche de sa plénitude de vie, revêtu de sa splendeur.

L'humanité composée d'hommes doués d'une parfaite liberté, reliés par un amour sans limite, grâce à la puissance de l'Esprit qui leur est donné en Jésus, qui les fait un avec lui et en lui, voilà le dessein de Dieu dont le germe déjà est semé dans notre aujourd'hui obscure. Et qui pourrait s'en douter en regardant un monde qui ne sait rien et qui ne laisse rien transparaître de l'étonnant secret qu'il porte en lui?

De même qu'il faut que les bourgeons commencent à gonfler pour que nous croyions à la puissance de la sève et que par nos travaux nous aidions l'éclosion du printemps, de même fallait-il pour que nous puissions croire au Royaume de Dieu qu'apparut dans le monde, sur l'initiative de Dieu, une réalité composée à partir des réalités terrestres, mais agencée de façon si peu habituelle qu'elle nous étonne et rende croyable et comme visible le mystère caché de son Royaume.

Cette réalité, elle ne pouvait être qu'un groupe, puisque nous sommes appelés à constituer un corps. Mais un groupe où chaque personne soit appelée à mettre en œuvre et à épanouir toutes ses ressources dans une diversité de fonctions. Un groupe qui ne se rétracte pas sur lui-même, mais s'ouvre sur une dimension universelle. Un groupe enfin qui se relie explicitement à Jésus et reconnaisse en lui la source de sa vitalité. Ce groupe, voulu par Dieu, et qui dans les conditions actuelles de la vie du monde et des hommes, est absolument nécessaire, non seulement pour que nous puissions avoir sous forme de signes une préfiguration du Royaume de Dieu, mais aussi pour que les énergies du Royaume soient au travail comme un levain dans la pâte humaine, ce groupe, il existe et c'est l'Église dont, par notre baptême, vous et moi, nous sommes devenus membres.

Ce groupe et la tâche qui lui est assignée, regardons-les d'un œil réaliste, éclairé par un minimum de connaissance da la psychologie des groupes.

Pour que l'Église soit Église, il faut donc que tous ses membres veuillent et puissent y mettre en œuvre les ressources d'initiative et de travail afin que le groupe remplisse sa mission et constitue un ensemble cohérent et juste. Mais nous connaissons notre inertie, et nous savons combien dans la vie de groupe comme il est facile de s'écraser, de se dérober dans les responsabilités. Et nous savons aussi que dans cette même vie de groupe, il est tout aussi facile d'écraser les autres inconsciemment ou de propos délibéré, de les réduire au silence, de les figer dans l'immobilisme et la passivité. Et nous en concluons que l'Église ne pourra être la communauté qu'elle doit être que si l'un de ses membres a pour responsabilité et charge particulière de susciter et d'éveiller la participation active de chacun et, en même temps, de coordonner ses initiatives et le travail de telle sorte que l'harmonie de l'ensemble naisse de l'exact agencement des fonctions exercées par chacun des membres. Tout groupe, l'expérience le prouve, porte en lui une tendance presque invincible à se constituer en ghetto, à ignorer les autres, ou même à les exclure, pour vivre en autarcie en une unité close, fermée.

Pour que la communauté chrétienne soit signe du Royaume sans frontières et reste pour cela une communauté ouverte, il faudra que l'un de ses membres, peut-être choisi ou élu, peu importe, reçoive par un geste sacré, célébré par les responsables d'une autre communauté, une ordination à être vis-à-vis dis son groupe le témoin et le rappel vivant des autres groupes et de la dimension universelle de l'Église. Et, enfin, puisque cette communauté doit, pour être Église, signe du Royaume de Dieu, manifester qu'elle ne tire pas d'elle-même, de son rassemblement, la force de salut qui la construit et qu'elle diffuse dans le monde, mais que cette force lui vient de Dieu par l'unique médiateur Jésus-Christ, est-ce qu'il n'est pas requis qu'il y ait au milieu d'elle l'un de ses membres dont la fonction, le service soit de l'ouvrir aux énergies divines par un rite qui consacre, un sacrement: l'Eucharistie. Cet homme, réclamé par la vocation même de la communauté de croyants, cet homme qui suscite et coordonne les initiatives, cet homme qui ouvre une communauté particulière sur une dimension universelle, cet homme qui consacre, c'est celui que nous appelons le prêtre. À lui seul il n'est pas l'Église, mais sans lui, sans son ministère, l'Église ne pourrait exister, elle ne serait pas ce qu'elle doit être: le sacrement du Royaume de Dieu.

Mon père avait raison. Le prêtre ne se crée pas au gré de sa fantaisie; il ne fait pas ce qu'il veut. Mais ce qu'il accepte de faire est exaltant. En étroite collaboration avec tous les croyants, il bâtit l'Église.

Et vous non plus, mes frères, vous ne faites pas ce que vous voulez, mais ce à quoi Dieu vous appelle - et c'est magnifique - il s'agit de vous prendre vous-même en main et d'aider l'Église à passer aujourd'hui dans une nouvelle société et une nouvelle culture pour le salut de ce monde. Si nous nous y donnions vraiment, je crois que, comme le Dieu de Sophonie, nous aurions envie de danser avec des cris de joie. Amen.

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