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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

57/ FÊTE DE L'ÉPIPHANIE. 6 janvier 1974.

Is 60,1-6. Ph 3, 2-3a.5-6. Mt 2,1-12.

Noël et l’Épiphanie, inséparables parce qu’elles nous indiquent deux chemins vers Jésus: le chemin simple et direct des bergers et le chemin sinueux et compliqué des mages. Partis païens à la recherche de Jésus, c’est païens qu’ils retournent chez eux, mais sauvés parce qu’ils l’ont rencontré, montrant ainsi que l’alliance n’est plus proposée seulement à un peuple choisi mais à tout homme dans sa toute simple condition humaine.

La double fête de Noël et de l'Épiphanie fait pendant, au cœur de l'hiver, aux trois fêtes éclatantes du printemps et de l'été: Pâques, Ascension, Pentecôte. Ces trois fêtes, nous le savons, sont inséparables. Chacune manifeste une dimension essentielle d'un unique événement, d'un unique mystère: la Résurrection du Christ Jésus.

De la même manière, si nous voulons garder un juste équilibre de notre foi, de notre spiritualité, nous devons éviter de dissocier les deux fêtes de Noël et de l'Épiphanie. Elles ne font qu'un. Et d'abord parce que l'une et l'autre fixent notre foi sur un même objet: Jésus. Et ensuite parce qu'elles nous enseignent pour rencontrer Jésus deux voies d’accès qui, pour différentes qu'elles soient, doivent pourtant, dans une vie chrétienne authentique, être empruntées l'une et l'autre. C'est la commune grâce de ces deux fêtes que de nous ramener à Jésus Christ en fixant notre attention sur sa naissance. Une résurrection c'est bien sûr un événement extraordinaire. Et justement parce qu'il est extraordinaire, nous ne savons pas comment le classer. Il échappe aux catégories habituelles de l'entendement. Nous savons mal aussi en apprécier la grandeur, l'admirer car nous n'avons pour cela aucun point de comparaison. C'est un événement qui appartient réellement à un autre ordre d'existence. Une naissance, par contre, nous savons ce que ça veut dire. Un enfant qui naît, ça prend immédiatement de la place dans la vie, ça bouleverse l'arrangement d'une maison, ça perturbe le sommeil, les horaires, les habitudes. Dès qu'il est grand - et cela vient vite - le voici qui introduit des idées nouvelles, des goûts inattendus, des costumes étranges, des mœurs différentes.

Célébrer la naissance de Jésus comme nous le faisons dans la double fête de Noël et de l’Épiphanie, c'est nous ramener à cette vérité essentielle: un chrétien, c'est un homme qui accepte que Jésus naisse dans sa vie. C'est-à-dire qu’il prenne de la place dans sa vie comme un enfant qui naît prend de la place dans la vie de ses parents. Un chrétien c'est un homme pour qui Jésus compte. Mais c'est aussi un homme qui cherche à entrer en communion avec Jésus et à le rejoindre. Pour y arriver la fête de Noël-Épiphanie nous trace deux routes qu'il nous faut, disions-nous, emprunter toutes les deux.

Il y a la route de Noël, la route des bergers. Si nous nous en tenons au récit de l'Évangile, c'est une route directe, brève. Car, à peine les bergers ont-ils entendu les anges proclamer la naissance du Sauveur qu'ils sont déjà arrivés à l'étable où repose l'enfant et qu'ils l'admirent et le vénèrent dans sa crèche. C'est, pour nous, la route de la prière simple, contemplative. Celle qui, comme d'un seul coup d'aile, nous met en présence de Jésus qui occupe la pensée et compte pour le cœur. Cette route de la prière on croirait qu'on nous l'a barrée, tant on entend de chrétiens se plaindre: je ne sais pas prier; je n'arrive pas à prier. Dites-moi... est-ce vraiment difficile de respirer? Non, bien sûr. Alors, pourquoi serait-il plus difficile de répéter le nom de Jésus, doucement, comme on respire, et de faire ainsi pénétrer son Esprit dans toute notre vie. Or c'est bien cela qui s'appelle communier à Jésus par la voie de la prière.

Non, cette route n'est pas barrée. Elle n'est interdite à personne, mais au contraire ouverte à tous. À tous ceux qui ont le cœur simple.

Je pense à un camarade de captivité, un grand et massif paysan du Finistère. Les rhumatismes alourdissaient sa démarche, lui donnaient une allure de vieil homme qui justifiait le nom breton de «Pergoz»: vieux Pierre, que nous lui donnions habi-tuellement. Ses rhumatismes lui valaient aussi de longues insomnies. Un jour où, timidement, pour ne pas avoir l'air trop «curé», je lui suggérais: Pergoz, quand tu ne dors pas, tu pourrais peut-être essayer de penser un peu à Jésus. Il tourna vers moi son beau regard honnête et me répondit: penser à Jésus?... mais je ne fais que cela. Il n'était pas berger, mais il avait retrouvé leur route, celle qu'ouvre la parole de l'Écriture et qui conduit d'un seul pas en présence de Jésus.

À côté de la route des bergers, il y a celle des Mages, la route de l'Épiphanie. Ce n'est pas la route d'un seul pas. Elle est longue, lente, sinueuse. Ce ne sont pas les anges qui l'ouvrent par leur chant qui perce la nuit et écarte les obstacles, mais ce sont les hommes qui la construisent et la gagnent jour après jour sur le désert ou la forêt. Route des mages, ces chercheurs, elle est la route de l'inquiétude de l'homme et de son désir. Route des mages, ces savants, elle est la route de la connaissance scientifique qui ne cesse d'avancer, de se dépasser elle-même. Route des mages, ces rois, qui discutent d'égal à égal avec Hérode, elle est la route de l'engagement et des combats politiques. Route des mages, porteurs de trésors, elle est la route du travail producteur de biens qui rend la vie possible et voudrait la faire heureuse. Cette route des mages, c'est finalement la route de la vie et de l'histoire humaine. Longtemps on a pensé qu'elle n'était qu'une impasse, qu'elle ne conduisait qu'à de faux dieux. Les anges seuls, croyait-on, pouvant guider une marche vers Dieu. Aujourd'hui la fête de l'Épiphanie nous dit qu'il n'en est rien et que la route des mages, la route de la vie, conduit elle aussi à Jésus.

Comprendre ainsi l'aventure des mages, n'est-ce pas lui donner une signification vraiment trop symbolique ? On pourrait le craindre s'il n'y avait pour confirmer cette interprétation le passage de la lettre de Paul aux Éphésiens que nous avons entendue comme deuxième lecture de la liturgie de la Parole. Saint Paul y écrit que Dieu lui a révélé -pour qu'il nous le fasse connaître- le mystère du Christ. Et ce mystère -mais peut-être attendions-nous une révélation plus étonnante- ce mystère, c'est que les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus. Il n'est pas question dans ce texte que les païens se convertissent au judaïsme; il n'est pas question que pour partager l'héritage d'Israël ils adoptent les prescriptions de la loi mosaïque. Non. Aux yeux des Juifs, ils restent païens.

Et pourtant, affirme saint Paul, ils sont associés au même corps, au même héritage.

Mais comment et par quel moyen, eux qui n'ont ni la loi, ni les prophètes, ni le temple: ils n'ont pas d'autre moyen que leur vie. À condition que, semblable en cela à la vie des mages, elle naisse du désir, se construise dans la liberté et le dialogue. À condition qu'elle rencontre - comme une étoile parfois lointaine et fugitive - la lumière du témoignage de l'Église et qu'elle aboutisse à l'offrande et au don.

Route de l'Épiphanie qui épouse le tracé sinueux de la vie, route de Noël, prompt comme la prière et le regard qui montent du cœur aux lèvres, l'une et l'autre sont ouvertes devant nous. Il faut nous engager sur l'une et sur l'autre si nous voulons que Jésus naisse dans notre vie, qu'il compte pour nous et que nous vivions en communion avec lui. Amen.

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