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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

58/ QUATRIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 3 février 1974.

Jr 1, 4-5.17-19. 1 Co 12, 31; 13, 1-13. Lc 4,21-30.

L’échec de la prédication de Jésus à Nazareth.

Une des tentations de celui qui doit prêcher, quand les fidèles sont nombreux et qu'il est peu connu, c'est de se laisser porter par le mouvement des idées et des mots. Comme il est facile, par exemple, de parler de sainteté quand on sait bien que personne ne se dressera pour objecter ni pour interroger: mais vous, que faites-vous de votre vie?

Quand on a fait l'expérience de sa propre faiblesse, quand on a pris la mesure de sa médiocrité personnelle, quand on sait aussi de quel poids pèsent sur la vie de ceux auxquels on parle les exigences de l'Évangile, alors on est plus modeste. On devient prudent, presque méfiant. Et il y a des mots que l'on oserait plus employer si on n'y était contraint par l'usage qu'en font la Sainte Ecriture et l'Église. Ainsi en va-t-il pour le terme de prophète qui revient aujourd'hui à plusieurs reprises dans les textes de la liturgie de la Parole et dont nous pressentons avec crainte qu'il doit bien s'adresser à nous. Nous essayons de nous défendre en arguant que dans le premier texte il s'agit d'un prophète professionnel, Jérémie, et que c'est à lui directement et non pas à nous que Dieu parle et dit: je fais de toi un prophète pour les peuples. Nous essayons de nous défendre et nous avançons que dans l'Évangile il s'agit de Jésus qui se présente lui-même comme prophète en s'appliquant le dicton «aucun prophète n'est bien reçu dans son pays». Mais nous aurons beau nous défendre, il faudra bien que nous finissions par nous rendre, par reconnaître que tout ce qui, dans la Sainte Ecriture, concerne les personnages typiques, et plus encore Jésus, nous concerne, nous aussi.

Puisque nous nous appelons chrétiens, puisque nous portons le nom de Jésus-Christ, c'est donc que nous sommes assimilés, identifiés à lui, si bien que ce qu'il a fait nous sommes appelés à le faire, à notre manière et dans d'autres circonstances bien sûr, mais à le faire tout de même nous aussi.

Il a été prophète, bon gré, mal gré, il nous faudra donc l'être également.

Arrivés à cette conclusion qu'il nous fallait, nous aussi, être prophètes, j'ai été tenté, en préparant ces réflexions, d'aller chercher dans un dictionnaire la définition du prophète. Nous en aurions tiré facilement une déduction de ce genre: puisqu'un prophète est un personnage qui se comporte de telle et telle manière, il nous faut donc, nous aussi, nous comporter de telle et telle manière. Mais ce n'est pas de cette façon, par mode de définition et de déduction, que procède habituellement Jésus. Il dit: voyez, et faites de même. Alors, regardons-le.

Dans l'Évangile d'aujourd'hui que fait-il? Il proteste. Contre qui? Contre ses concitoyens de Nazareth. Et pourquoi? Parce qu'ils prétendaient capter à leur usage exclusif la puissance miraculeuse qui habitait en lui. Il était leur compatriote, il était donc normal, pensent-ils, qu'ils exercent sur lui un monopole et qu'ils mettent l'embargo sur ses sources d'énergie miraculeuse.

Alors, rejoignant l'attitude des grands hommes spirituels du peuple d'Israël qui l'avaient précédé, et que l'on appelait prophètes, Jésus se dresse contre cette prétention de capter Dieu, de le posséder, de le réduire à n'être le Dieu que d'une catégorie de personnes. Dieu est le Dieu de tous. Il vit en tous. Il nous fait vivre tous. Il nous unit tous. Il est le Dieu d'une communion universelle. Vouloir se l'approprier, limiter sa présence à un lieu, l'action de son Esprit à un groupe; interdire son accès et sa connaissance à une catégorie quelconque de personnes: pécheurs, publicains ou autres, c'est le dénaturer et faire de lui une idole à la mesure des étroitesses humaines.

Comment Jésus n'aurait-il pas protesté?

Et Paul, dans le passage de la lettre aux Corinthiens que nous avons entendu tout à l'heure, et qui est soulevé d'un tel souffle qu'on l'appelle l'hymne à la charité, Paul, que fait-il? Il proteste lui aussi. Et contre quoi? Contre l'illusion des chrétiens de Corinthe qui voulaient situer l'essentiel, le cœur de la vie chrétienne, soit dans des comportements exceptionnels: parler toutes les langues de la terre, accomplir des miracles, atteindre des sommets de détachement ou de dénuement, soit dans une connaissance supérieure des techniques et des réalités spirituelles. Alors que, selon l'enseignement de Jésus, la communion avec Dieu ne peut s'atteindre que par la charité, ce libre don du cœur qui nous fait entrer avec toutes les ressources de notre personne dans l'humble et lent déroulement de la vie, dans la quotidienne création des pauvres communions humaines.

Placer Dieu dans l'exceptionnel, dans le surhumain, c'est en faire une idole d'or ou d'argent dont s'enorgueillit l'homme, alors que lui, Dieu, se fait chair, se fait pauvre; qu'il met sa puissance à se cacher et fait passer son éternité par l'adhésion sans défaillance au mouvement du temps. Comment Paul ne l'aurait-il pas rappelé, lui qui un jour écrira: pour moi vivre, c'est le Christ.

Jésus, Paul protestent contre tout particularisme exclusif.

Jésus, Paul protestent contre la sacralisation de l'ascèse, de la technique spirituelle, parce que Dieu est un Dieu pour tous, parce que Dieu est le Dieu du cœur qui s'engage dans la liberté et qu'il ne faut pas, à sa place, mettre et adorer des idoles. C'est en cela que Jésus et Paul sont prophètes. C'est en cela que nous aussi nous sommes appelés à l'être. Car notre temps aussi rejette le vrai Dieu: par les théories qu'il professe, bien sûr, mais plus encore - et c'est plus grave -par les comportements qu'il adopte. Notre temps aussi a ses idoles. Nous n'en ferons pas l'inventaire et nous ne nous arrêterons que devant l'une d'elles: celle que nous appelons «milieu».

Nous appartenons tous à un milieu, c'est une nécessité vitale. Nous sommes tous marqués dans notre intelligence et notre sensibilité par le milieu auquel nous appartenons. C'est une caractéristique de notre psychologie humaine. Mais c'est aussi une loi constante de la sociologie que les milieux soient toujours menacés de se durcir et de se constituer en absolu. Tout milieu social, tout groupe, toute Église tend à penser que hors de ses frontières il ne peut y avoir ni vérité, ni justice, ni salut. Tout milieu social, tout groupe, toute Église tend à se donner un certain nombre de coutumes, de règles, de manières de vivre et de penser qui deviennent autant de barrières pour se protéger de toute influence extérieure qui ne pourrait être que pernicieuse. Tout milieu social, tout groupe, toute Église est animé d'une force instinctive qui tend au particularisme et ferme à l'universel, qui privilégie le comportement uniforme au détriment de la liberté profonde et de l'engagement personnel. Par là, ces unités sociologiques quelles qu'elles soient, en se particularisant et en se ritualisant, s'opposent à Dieu qui est le Dieu de tous et le Dieu du cœur.

Aussi, chrétiens, devrions-nous être inquiets lorsque nous nous sentons trop pleinement d'accord avec notre milieu, lorsque nous acceptons sans les contrôler, les remettre en question, ses valeurs, ses prises de position, ses principes, ses réactions. Cette inquiétude devrait redoubler lorsque le milieu auquel nous appartenons détient richesse et pouvoir, et lorsque l'Église dont nous sommes membres est une Église majoritaire, largement répandue dans les couches sociales détentrices de la puissance économique, politique et culturelle.

C'est alors que nous devrions, comme Jésus et Paul, protester et témoigner par notre choix de vie que l'argent n'est pas tout, que la réussite en affaire n'est pas un gage de valeur humaine, que défendre l'ordre n'est pas toujours défendre l'homme, que la croissance économique ne se confond pas avec le progrès des valeurs humaines, que la sauvegarde des privilèges n'est pas nécessairement un combat pour la justice.

En agissant ainsi nous défendons Dieu, qui est le Dieu de tous, le Dieu du cœur. Alors, nous aussi, nous sommes prophètes. Mais alors, nous aussi comme tous les prophètes, nous suscitons la contradiction. En nous-même d'abord, car notre cœur a des connivences avec les idoles. Autour de nous aussi, car personne n'aime voir bousculer les valeurs définies sur lesquelles s'établit la tranquillité de la vie.

On nous dit aujourd'hui de Jésus que, au moment où ses compatriotes, irrités par ses propos, voulaient le saisir et le précipiter du haut de leur acropole, tranquille, passant au milieu d'eux, il allait son chemin.

Puissions-nous, au milieu des tensions inévitables, suscitées par notre attitude chrétienne, avoir la grâce et la force d'aller fidèlement notre chemin. Amen.

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