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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

61/ CINQUIÈME DIMANCHE DE CARÊME. 31 mars 1974.

Is 43,16-21. 2 Ph 3,8-14. Jn 8,1-11.

Jésus renvoie les pharisiens et les scribes à eux-mêmes. De bonne foi, ils n’en restent pas moins enfermés dans la Loi. Et, resté seul avec elle, il lui annonce la miséricorde. Fondée sur l’Incarnation, cette miséricorde restaure l’humanité. Jésus-Christ nous réconcilie au plus profond de nous-mêmes.

En reprenant, voici quelques jours, l'Évangile de la femme adultère, que nous venons d'entendre, j'avais cru y discerner, dans le comportement ou les paroles de Jésus, les traces d'une sourde colère qu'il ne réussissait à contenir que grâce à ses mouvements nerveux du doigt dont il balafrait le sol.

Après plusieurs lectures, il me semble qu'il s'agit non de colère, mais de tristesse, de lassitude. Non pas devant la pauvre faute de cette femme qu'on amène vers lui, mais devant l'inconscience et la dureté de ceux-là, Scribes et Pharisiens qui, l'ayant jugée et condamnée, s'apprêtent à l'exécuter. Ils n'ont donc rien compris? C'est ce que veut dire le geste las qui l'incline vers le sol, où, d'un doigt distrait, il trace des signes illisibles. À quoi bon essayer encore une fois de leur faire comprendre? C'est bien ce que veut dire la réponse que, finalement, il se résigne à leur donner: «Celui d'entre vous qui est sans péché, qu'il soit le premier à lui jeter la pierre».

En répondant de la sorte il fait appel à leur conscience qui était lucide et exigeante, et il sauve la femme, mais il les enferme dans leur système de pensée. Il laisse intactes leurs catégories morales de justice et de péché selon lesquelles celui qui, vraiment, aurait été sans péché, celui qui aurait été un observateur scrupuleux de la loi et des traditions des anciens, celui-là aurait pu, en toute justice, juger cette femme, la condamner et lui jeter la pierre. Dans la logique de ce système, Dieu, parce qu'il est juste serait donc aussi le juge le plus rigoureux. Or, c'est pour détruire cette logique et établir un ordre nouveau que Jésus est venu. Sans doute, ce jour-là, devant des adversaires invinciblement prisonniers de leur système religieux, il n'a pas de mots pour le proclamer cet ordre nouveau. Par contre, tout son comportement à l'égard et de la femme et de ses accusateurs en manifeste clairement l'existence. Finalement, en effet, il renvoie ceux qui, s'appuyant sur la loi de Moïse, prétendaient trouver dans son observance la raison et la source de leur justice et de leur mérite. En restant seul maître du terrain, il fait entendre très nettement que désormais l'univers de la loi, de la justice née des pratiques, du mérite acquis par le seul effort de l'homme: cet univers est dépassé, aboli.

Parler de loi, parler de mérite, comme en parlaient Scribes et Pharisiens, c'était en effet affirmer l'existence entre Dieu et l'homme d'une rupture, d'une opposition, d'un conflit. Pourquoi des lois, sinon pour endiguer une volonté naturellement mauvaise? Et que signifie la notion de mérite sinon que l'homme doit, pour tenter de se mettre d'accord avec Dieu, s'arracher à la pente de sa nature, prendre le contre-pied de ses spontanéités, poser des actes qui lui sont difficiles, comme si rien de ce qui nous plaît et nous semble bon et agréable à nous, pauvres hommes, ne pouvait plaire à Dieu?

Or, parce que Jésus est là, parce que Jésus existe, l'homme n'est plus avec Dieu en situation de désaccord mais au contraire en situation fondamentale d'harmonie. C'est cette certitude qui donne à une fête comme celle de l'Annonciation que nous avons célébrée trop modestement lundi dernier, son caractère si profondément émouvant. Ce jour-là, dont nous ignorons absolument la date, à une heure qui nous restera inconnue, grâce au consentement d'une jeune fille dont nous ne savons guère que le nom, au point le plus secret du corps d'une femme, un nouvel ordre du monde a commencé. Le rapport de Dieu et de l'homme s'est fondamentalement transformé. Parce que, obscurément, à l'état d'embryon, commençait à exister celui qui, plus tard, devait prendre le nom de Jésus et dont nous affirmons qu'il est indissolublement Dieu et homme, une nouvelle alliance, un nouveau type de relation s'établissait entre Dieu et l'homme.

Puisqu'en la personne de Jésus, Dieu et l'homme, nature divine et nature humaine, sont réunies, il ne peut plus désormais y avoir entre les hommes et Dieu de rupture fondamentale, d'opposition irréductible, de conflit sans issue. Nous sommes désormais établis - pour reprendre le vocabulaire de saint Paul dans la lettre aux Philippiens - dans un état d'harmonie. Il dit: «justice», mais c'est la même chose, qui tient non aux malheureuses tentatives de replâtrage qui s'appelaient la loi, mais à la communication surabondante de la sève divine, que nous appelons la grâce. Ce n'est pas nous qui essayons misérablement d'accorder nos pauvres instruments, c'est Dieu lui-même qui nous met au ton de sa voix, de son Verbe: Jésus.

Saint Paul dira que nous sommes saisis par Jésus qui nous prend dans un courant de sa vie jusqu'à nous faire éprouver la puissance de sa résurrection. Il s'agit, écrit-il, de connaître le Christ; et nous savons bien que dans le langage biblique ce mot «connaître» ne veut pas dire: se faire une idée de... mais entrer dans une étroite communion de vie, celle qu'essayait d'atteindre un homme et une femme dans et par leur rencontre amoureuse.

Au plus profond de nous-même, dans le point le plus fondamental de notre personne, en ce centre que la conscience psychologique n'atteint qu'à travers quelques signes ambigus, en ce point que nous ne savons comment nommer: personne, nature, cœur... mais où se noue ce qui nous fait homme; en ce point là, désormais, tout homme est relié à Jésus et, en lui, à Dieu. En ce point tout homme déjà est juste, d'une justice fondamentale qu'il n'acquiert pas, qui ne vient pas de lui-même, mais qui vient de Dieu, qui est fondée sur la foi, c'est-à-dire sur Jésus-Christ.

Bien sûr, nous le savons tous, hélas, ce germe de justice est semé en nous dans une zone si profonde que son développement n'atteint pas encore tous les secteurs de notre vie. Fondamentalement justes de la justice de Dieu, le péché se manifeste pourtant encore dans les zones périphériques de notre personne. Saint Paul dira: «Je ne suis pas encore arrivé». Et c'est pour cela que Jésus, tout en affirmant à la femme adultère qu'elle était sortie de l'univers de la condamnation «moi non plus je ne te condamne pas», lui ordonnait pourtant d'éviter le péché: «Va, et désormais ne pêche plus». Mais cet ordre n'était pas une menace: ne pèche plus, sinon... C'était une invitation à être fidèle au plus vrai et au plus profond d'elle-même. C'est le même sens que prend pour nous le sacrement de pénitence. Nous n'y venons pas en tremblant dans l'attente d'un pardon qui pourrait nous être refusé si nous ne remplissions pas les conditions prescrites: nous venons affirmer l'existence d'une miséricorde qui ne s'est jamais détournée de nous. Nous venons à nouveau offrir à la saisie du Christ les zones de notre personne qui sonnent encore faux pour qu’il les mette en accord avec la note profonde qu’il ne cesse, lui, de proférer en nous.

Isaïe, dans la première lecture, faisait proclamer par Dieu la merveilleuse nouvelle: «Ne pensez pas au passé, voici que je fais un monde nouveau; il apparaît déjà, ne le voyez-vous pas ? » Que Dieu, aujourd'hui, illumine notre regard pour que nous croyions vraiment que nous sommes dans ce monde nouveau de l'accord avec Dieu. Ce monde où Dieu dit à chacun de nous, au pauvre pécheur que nous sommes: «Va, je ne te condamne pas. » Amen.

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