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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

63/ DIMANCHE DE LA PENTECÔTE. 2 juin 1974.

Gn 11,1-9. Ac 2,1-11.

Babel affirme l'évidence désespérante de la division.
La Pentecôte manifeste l'espérance de l'unité. Pour qu’elle se réalise, il faut que tous les hommes nourrissent ce rêve et que les chrétiens, par l’Eucharistie communiquent au monde la vie du Christ nécessaire à sa réalisation.

Le récit de la Tour de Babel que nous avons entendu comme première lecture de cette liturgie fait figure pour nous de vieille légende et nous nous éton-nons que l'Église s'entête à nous le faire entendre tel quel, sans retouches, chaque année à la Pentecôte.

Pourtant, si nous savions l'écouter, ce récit, nous y entendrions bien des propos qui constituaient l'essentiel de certains programmes politiques lors de la récente campagne électorale et qui inspirent aujourd'hui des publications de plus en plus nombreuses.

Que dit Babel en effet?

D'abord, la déception de nomades qui, ayant connu la solitude et les dangers du désert, viennent chercher dans les villes qu'ils voient se développer un remède et une protection. Finalement ils ne réussissent ni à se faire entendre, ni à se faire comprendre et ils voient leur solitude se transformer en un isolement hostile, encore plus cruel et plus dur à supporter.

Que dit encore Babel?

Que lorsque l'homme laisse se pervertir les forces de communion qui lui ont été données et les dénature jusqu'à en faire les instruments de sa volonté de puis-sance, il semble que rien ne puisse l'arrêter dans cette voie, l'empêcher d'aller jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la désintégration totale.

C'est devant une situation assez semblable qu'un René Dumont crie aujourd'hui «A vous de choisir, l'écologie ou la mort !»

Les vieux croyants qui condensaient dans les premiers chapitres de la Genèse leurs réflexions sur l'homme et sur la vie: ces vieux croyants qui nous ont parlé de Babel n'aboutissaient pas au même dilemme.

Affrontés comme nous- et peut-être plus durement que nous - au scandale de la division des langues et de l'impossible communion, ils ne disaient pas: à vous de choisir, l'écologie ou la mort; mais, poussant plus loin leur méditation de croyants, ils disaient: A vous de choisir: l'espérance ou la mort....

Devant l'absurdité de Babel, ils affirmaient leur espérance. Bien sûr, pour le faire, le caractère encore frustre de leurs instruments de réflexion et d'expression ne leur laissait qu'une issue: attribuer à Dieu lui-même, à son intervention, la responsabilité de la division des langues et de la dispersion des hommes sur la surface de la terre.

Mais en mettant ainsi, d'une façon maladroite et naïve bien sûr, Dieu dans le coup, ils proclamaient que parce que Dieu était dans cette histoire, tout ne pouvait être perdu; et que derrière l'apparent triomphe de la division et de la mort, se jouait en fait un mystère de communion et de vie.

C'est ce que l'Église aujourd'hui nous affirme, mais d'une manière plus nette, en opposant au récit de Babel, celui de la venue du Saint Esprit sur le groupe des apôtres.

Cette venue se manifeste aussitôt par l'étonnant privilège donné aux disciples d'entrer en communication avec la foule cosmopolite qui remplissait alors la ville de Jérusalem, de se faire comprendre comme si toutes les barrières linguistiques étaient tombées, de faire partager leur conviction et leur foi comme si les mots devenaient capables d'exprimer les sentiments les plus intimes, comme s'il n'y avait plus dans les cœurs de zones fermées où ils ne puissent avoir accès.

Babel affirme l'évidence désespérante de la division.

La Pentecôte manifeste l'espérance de l'unité.

Aujourd'hui, en la fête de la Pentecôte, il nous faut préciser le sens et la portée de cette espérance. Faisons-le d'une façon un peu trop scolaire, peut-être, dans une série de propositions échelonnées.

Bien que cette puissance d'unité soit déjà à l'œuvre au cœur de l'histoire des hommes, il n'est pas sûr que cette histoire doive connaître dans les limites du temps une période où, étant dépassées toute division et toute contradiction, la société serait établie dans l'unité.

Des penseurs non chrétiens, comme les marxistes, l'annoncent quand ils parlent d'une société sans classe et de lendemains qui chantent.

Des penseurs profondément chrétiens, comme un Teilhard de Chardin, parlant de noosphère peuvent aussi nous le laisser supposer.

L'Évangile, me semble-t-il, ne se prononce pas clairement. L'unité qu'il nous promet et qui est l'objet de notre espérance - bien que n'excluant pas la possibilité d'une unité historique - se situe dans un au-delà de notre temps. Elle est plus grande que notre histoire: c'est l'unité du Royaume de Dieu.

Mais il faut immédiatement ajouter que, pour que ce genre d'unité semé dans l'histoire humaine accroisse jour après jour sa puissance germinative jusqu'à atteindre le seuil d'éclatement où l'histoire s'épanouira en éternité et le monde en Royaume de Dieu, pour cela, il faut deux conditions.

D'abord, que tous les hommes, croyants ou incroyants, chrétiens ou non chrétiens -mais les chrétiens devraient y être les premiers- nourrissent dans leur cœur un rêve d'unité, réalisable ou non, mais jamais abandonné, toujours recherché, sans cesse repris en dépit des obstacles et des échecs, sur tous les plans, immenses ou minimes, où l'unité à quelque chance de pouvoir fleurir.

Mais il faut aussi -c'est la deuxième condition indispensable- que les chrétiens, divers comme tous les hommes, par l'âge, la race, les conditions de vie se rassemblent chaque dimanche dans la célébration eucharistique pour brancher le monde divisé, dont ils sont membres et témoins, sur la source d'énergie unitaire qu'est le Corps du Christ, habité par l'Esprit.

Longtemps on a rêvé que les chrétiens rassemblés en Église donnent déjà le spectacle d'une unité sans faille. Que déjà ils parlent une seule et même langue. Que déjà ils se présentent au monde comme une force politique unifiée.

En abandonnant non pas le latin, mais le latin comme unique langue liturgique; en invitant les chrétiens à pratiquer un large pluralisme politique, l'Église nous rappelle qu'il y a des unités trompeuses et que notre espérance de l'unité du Royaume s'affirmera d'une façon plus éclatante si elle n'abolit pas, au sein même de la célébration eucharistique, la manifestation de nos différences.

Elle souhaite seulement, d'une façon plus modeste, mais plus réaliste, selon l'heureuse expression d'Olivier Clément dans son livre «Questions sur l'homme», que les églises soient des lieux où, parce qu'on adore ensemble, on puisse parfois se parler.

Être artisans inlassables d'une communion humaine, fut-elle utopique; relier dans l'Eucharistie nos inévitables diversités à la source de l'unité, c'est ainsi que nous manifesterons le choix que nous impose la Pentecôte, et que nous voulons faire entre l'espérance et la mort. Amen.

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