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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

64/ QUATORZIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 7 juillet 1974.

Is 66,10-14. 2 Ga 6,14-18. Lc 10,1-12.

">L’envoi des 72 disciples. Leur vie devient une vie « envoyée », comme l’est celle de Jésus.

« Parmi ses disciples, le Seigneur en désigna encore 72 et il les envoya deux par deux devant lui dans toutes les villes et localités où lui-même devait aller.»

C'est la première phrase de l'évangile que nous venons de lire. Dans cette première phrase nous allons, si vous le voulez bien, isoler un mot et c'est lui qui sera l'objet de notre réflexion. Ce mot c'est «envoya».

Parmi ses disciples le Seigneur en désigna encore 72, et il les envoya deux par deux. Ce choix n'est pas arbitraire, du moins je le crois. Et j'aimerais qu'ensemble nous arrivions à comprendre et à admettre que ce mot a vraiment une portée exceptionnelle. Il n'est pas utilisé seulement pour décrire une anecdote, un événement évangélique; pas seulement non plus pour définir une fonction confiée à quelques hommes; il me semble être délibérément choisi pour exprimer la révolution ou, soyons plus modestes, le retournement, la conversion que le Christ opère dans la vie de tout homme qui, ayant foi en lui, s'ouvre à l'influence, à l'entraînement de son Esprit.

Jésus est celui-là qui fait de tout homme qui croit en lui un envoyé, et de toutes les réalités qui constituent la vie, des valeurs de communion.

Voici quelques exemples pour étayer une affirmation qui pourrait paraître gratuite.

D'abord: la Vierge Marie. Elle fut la première à être sous l'influence immédiate du Christ. Or, à peine le Christ commença-t-il à prendre corps en elle, aussitôt après l'Annonciation, nous la voyons quitter sa maison, son village et s'en aller, comme si elle était envoyée, vers le Haut Pays chez sa cousine Elisabeth qui attendait elle aussi en dépit de son âge avancé un enfant. Et l'évangile de Luc a fixé pour nous le souvenir de ce très haut moment de vie et de communion que fut pour Elisabeth, Marie et les enfants qu'elles portaient en elles cette rencontre qu'on appelle la Visitation.

Autre exemple: les apôtres, les tout premiers, Pierre et André, Jacques et Jean : l'Évangile nous dit que dès qu'ils eurent rencontré Jésus, laissant là leur barque et leur père, aussitôt ils le suivirent. Cela ne veut pas dire que Jésus qui devait donner le commandement de l'amour et du service, les arrachait à leurs affections familiales et les invitait à l'oisiveté; mais l'Évangile veut signifier par là que Jésus les faisait passer d'une conception de la vie soumise au déterminisme étroit de la biologie: le père, et de l'économie (la barque), à une autre manière de vivre où l'homme, comme s'il répondait à un appel, comme s'il se savait envoyé, s'avance vers les autres pour établir avec eux des groupes définis non plus par des pulsions élémentaires et contraignantes, mais par la recherche d'une libre communion. C'est bien ce que nous voyons également dans le récit que nous venons de lire. Les motivations d'intérêt économique ou de respectabilité sociale, représentées par l'argent, le sac, les sandales, ces motivations sont écartées.

Ce n'est pas pour récupérer quoi que ce soit, ni pour se récupérer eux-mêmes que les disciples s'en vont. Ils sont envoyés pour établir une communion de paix, signe de la communion invisible du Royaume de Dieu.

Et ce sera la même chose encore au jour de la Pentecôte quand l'Esprit de Jésus exercera pleinement son emprise sur les apôtres. Aussitôt ils quittent le Cénacle, ils se mêlent à la foule composée d'hommes de toute race et de toute langue, ils parlent et sont compris.

Il serait facile de multiplier les exemples, d'apporter de nombreuses paroles de Jésus qui les appuieraient, mais ceux-là sont bien assez probants, bien assez clairs pour que nous puissions dire: dès que l'influence de Jésus touche une vie il la convertit de vie jusque là repliée en vie envoyée. C'est la caractéristique de son action.

Comment d'ailleurs pourrait-il en être autrement puisque c'est ainsi que lui-même a vécu? Tous les traits que les Évangiles nous ont rapportés de lui nous le montrent essentiellement «attentif», c'est-à-dire porté par une impulsion qui le tend vers les autres. Il regarde, il écoute, il saisit la plus légère réaction. Pressé de tous côtés par la foule il sent la légère traction qu'une femme malade exerce sur son manteau dans l'espoir d'attirer son attention et d'être guérie par miracle. Il remarque Nathanaël qui se croyait invisible sous son figuier et il lève les yeux au bon moment vers Zachée perché dans son sycomore... épuisé par une nuit d'agonie et des heures de torture il verra pourtant Pierre au détour d'un couloir et il saura encore compatir à la douleur des femmes qui pleurent à son passage.

Chaque instant de sa vie, Jésus l'a vécu porté par une force qui, sans aucun retour sur lui-même, l'orientait, l'envoyait vers les autres.

Cette force c'est celle de sa nature profonde.

Les tout premiers chrétiens, ceux qui furent les contemporains des apôtres, ont trouvé pour exprimer ce que Jésus était à leurs yeux un vocable qu'il n'a sans doute pas employé lui même; ils ont professé qu'il était Fils de Dieu. Or un fils ce n'est pas seulement celui qui se rattache au père qui l'engendre, comme un fleuve qui refluerait vers sa source, c'est celui qui est aussi envoyé pour établir et accroître le patrimoine.

Avec saint Jean la foi chrétienne reconnaît que Jésus est le Verbe, la Parole de Dieu. Mais à quoi bon la parole sinon pour être dite, émise, proférée et devenir créatrice de communion.

Parce qu'il est Dieu, Fils de Dieu; parce qu'il est Dieu, Parole divine, Jésus est éternellement envoyé. Et quand il s'est inséré dans l'histoire des hommes, il ne pouvait le faire que pour communiquer à toute vie humaine le mouvement qui s'enracine dans sa vie divine et faire de toute vie, jusque là repliée, une vie envoyée.

C'est la transformation profonde, la conversion fondamentale que Jésus par son influence opère en toute réalité humaine, aussi bien religieuse que profane. Car toute prière, toute pratique religieuse, tout apostolat ne sont pas automatiquement prière, rite, action selon l'Esprit et selon l'Évangile.

Prier, selon l'Évangile, ce n'est pas fuir les tracas du monde pour essayer d'atteindre par l'indifférence et le détachement à la possession de celui qui est le tout. Prier, selon l'Évangile, c'est au contraire se rendre si intensément présent au monde et à la vie que notre amour puisse y rejoindre celui qui est au cœur du monde et de la vie et que nous appelons Dieu, Notre Père.

Les sacrements, selon l'Évangile, ce ne sont pas ces rites grâce auxquels nous réussirions à capter à notre bénéfice la puissance de Dieu de telle sorte qu'une vie baptisée serait plus heureuse, que le mariage rendrait l'amour plus assuré, que la pénitence nous débarrasserait des remords et l'extrême-onction ferait la mort moins terrifiante... Les sacrements, selon l'Évangile, c'est notre existence même, mais saisie dans ses gestes et ses moments essentiels par le Christ Jésus afin qu'elle devienne pour tous les hommes, comme son existence à lui, principe de vie éternelle, c'est-à-dire de communion universelle.

La présence au monde, selon l'Évangile, ce n'est pas l'utilisation des moyens de puissance, de prestige ou de pression pour convaincre le plus grand nombre pos-sible d'hommes d'entrer dans l'Église... c'est une présence si désintéressée qu'elle constitue par elle-même une puissance de transformation et que le monde abandonne quelque peu sa loi de puissance et de domination pour devenir un peu plus un espace de liberté et de communion. Car la vie selon le monde n'a rien à voir avec la vie selon l'Évangile. La vie repliée s'oppose à la vie envoyée. C'est pourquoi saint Paul nous disait: «Le monde est crucifié pour moi; et je suis crucifié pour le monde».

Si nous nous abandonnons à l'influence du Christ; si nous acceptons qu'il nous fasse entrer dans une vie envoyée, alors, beaucoup autour de nous sentiront que le Royaume est arrivé et, selon la promesse d'Isaïe, la paix sera là comme un fleuve prêt à fertiliser les grandes plaines de la vie. Amen.

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