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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

66/ TRENTE-ET-UNIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 3 novembre 1974.

Sg 11,23-12,2. 2 Th 1,11-12,2. Lc 19,1-10

Zachée.
Cessons d’escalader les sycomores. Revenons chez nous, dans notre aujourd’hui. Jésus-Christ viendra nous y retrouver pour y partager notre vie pauvre et décevante et la sauver.

Le Fils de l'Homme est venu pour chercher et sauver celui qui était perdu. Cette affirmation de Jésus vient bien là où saint Luc l'a placée, en conclusion de l'histoire de Zachée.

Mais l'histoire elle-même est si pittoresque, si mouvementée, si vivante qu'elle risque de capter toute notre attention et de laisser dans l'ombre la conclusion. Aussi, aujourd'hui, ce n'est pas d'abord à l'histoire de Zachée que nous ferons appel pour entrer dans l'intelligence de la Parole de Jésus, mais d'abord aux deux fêtes que nous venons de célébrer successivement hier et avant hier.

Hier, la journée de prière pour les défunts nous obligeait à regarder en face la réalité de la mort, de la vie qui se perd. Mais, la veille, en la fête de la Toussaint, l'Église, ranimant la force de notre foi, nous faisait saisir comme par transparence, par delà l'écran des tombes et des vies perdues, l'éclat lumineux des vies sauvées par la puissance de la vie ressuscitée de Jésus-Christ.

Il me semble qu'en insérant l'histoire de Zachée dans le contexte spirituel de ces deux fêtes nous recevrons mieux, comme s'adressant à nous les mots du Christ qui la conclut en l'universalisant «Le Fils de l'homme est venu pour chercher et sauver ce qui était perdu».

Nous qui vivons tellement dans l'univers des objets, nous saisissons tout de suite ce que représente le fait de perdre quelque chose. Si, au moment d'aller faire un achat nous constatons que nous avons perdu notre portefeuille, si par cette saison pluvieuse nous perdons un parapluie, c'est tout d'un coup, pour nous, un certain ordre des choses qui se trouve détruit. Un seul objet a quitté sa place, a rompu son accord avec l'ensemble et voilà que tout un univers est brisé. Comme, de plus, dans la plupart des cas la perte est inexplicable, ce sont les choses et les événements jusque là dociles et apprivoisés qui nous apparaissent étrangers, hostiles.

Et si nous ne perdions que des objets, le mal ne serait pas trop grave. Mais nous le savons, ce qui est fondamentalement perdu pour nous, c'est la vie. Pas une des forces qui constituent notre personne et créent notre monde qui ne soient atteintes d'une sorte de démence qui l'arrache à un univers de communion et la dénature jusqu'à la faire devenir puissance d'incohérence, d'opposition, de division, de perte. Pensez aux paroles perdues: offertes pour créer la compréhension entre les hommes, elles n'aboutissent qu'à des malentendus. Pensez aux tendresses perdues qui ne réussissent pas à éveiller en réponse l'émoi d'un autre cœur. Pensez aux vies perdues où tout essai, toute tentative, toute entreprise ne se soldent que par des échecs. Pensez enfin à la mort physique. Je sais bien que parfois, après tant de pertes, elle peut paraître miséricordieuse, mais tout de même comme elle rend manifeste cette vérité que tout en nous, toutes nos puissances physiques, affectives, intellectuelles entraînées par une invincible pesanteur tendent à s'affaisser, à se replier sur elles-mêmes, à sortir de l'ensemble dans lequel elles gravitent pour se constituer en forces autonomes, antagonistes, pour se perdre dans l'isolement.

C'est à cette conviction, j'imagine, qu'était arrivé Zachée au moment où l'évangile nous parle de lui. À quoi bon ces richesses, à quoi bon sa situation brillante... il était en train de se perdre, de tout perdre. Et si nous le voyons escalader son sycomore ce n'est pas seulement parce qu'il était petit et que la foule est dense, mais parce que, semblable aux passagers d'un navire en péril qui grimpent dans les haubans dès qu'ils sentent le bateau s'enfoncer sous leurs pieds, pris de panique, il fuit ces richesses dans lesquelles il s'enlise, il fuit les choses, il fuit le temps, il se fuit lui-même et le voilà dans les branches de son arbre. Mais Jésus passe là, le voit, lui dit: « Zachée, descend vite, aujourd'hui il faut que j'aille demeurer chez toi ». Jésus le ramène là où il n'aurait pas voulu aller, au lieu même de sa perte. Jésus le ramène à son aujourd'hui, rongé par le remords d'un passé malhonnête, étouffé par les inquiétudes d'un avenir à préserver. Jésus le ramène chez lui, à sa maison remplie de richesses, convoitée mais qui n'est plus une demeure car si elle déborde de solliciteurs et de flatteurs, elle n'attire plus les vrais amis. Mais dans cet aujourd'hui accepté, dans cette demeure retrouvée, Jésus est avec lui et, par sa seule présence, tout ce qui était perdu, dénaturé retrouve vie et sens. Son cœur d'abord qui s'ouvre à la générosité et à la joie. Ses richesses qui restituées ou partagées redeviennent des biens, c'est-à-dire des chances de communion. Et lui-même enfin, jusque là traître à son peuple, serviteur de l'occupant Romain, mais qui est réintégré dans l'immense famille d'Abraham, innombrable comme les étoiles du ciel et les grains de sable des plages qui bordent les Océans.

Nous aussi, comme Zachée, quand nous nous sentons perdus, nous cherchons un sycomore. Nous fuyons notre aujourd'hui misérable pour nous mettre à l'abri d'un passé où sourient les rives de l'enfance. Nous fuyons notre responsabilité d'aujourd'hui qui met en lumière notre lâcheté. Nous nous fuyons nous-mêmes, incapables que nous sommes de nous accepter tels que nous sommes. Mais Jésus, un jour ou l'autre, nous découvre dans cet arbre où nous nous cachons, cet arbre qui nous met au dessus du mouvement de la vie et de la foule, cet arbre qui fait de nous des «voyeurs» qui pensent pouvoir vivre par la procuration du seul regard sans qu'il leur soit nécessaire de participer ni de communier. Jésus nous dit, comme à Zachée; «descend, aujourd'hui il faut que j'aille demeurer chez toi; descends et reviens là où pourtant tu ne voudrais pas aller. Quitte ton arbre du passé, qui n'est qu'un arbre généalogique aux feuilles sèches, vidées de toute sève. Quitte ton arbre de l'avenir paré peut-être de fleurs prometteuses mais qui ne portent pas de fruits. Sois dans ton aujourd'hui, sois aussi chez toi. Non pas à l'extérieur de toi où ton activité est commandée par tous les déterminismes des passions ou de la société, mais en toi, en ce point profond du cœur où se rassemblent les énergies de la personne pour les décisions libres, les profondes options qui marquent et orientent une vie. Car c'est là finalement que Jésus demeure et qu'il doit être trouvé.

Telle est à travers la Bible et l'Évangile l'affirmation constante de la foi. Dieu n'est pas hors de la vie, mais au cœur de la vie. L'éternité n'est pas au bout du temps, mais au creux de l'instant.

Tout ce qui me détache de mes engagements vivants me détache de Dieu. Tout ce qui m'écarte de mon aujourd'hui me coupe de l'éternel.

C'est aujourd'hui et chez moi que demeure Jésus.

Et il est là comme sauveur. Il ne se contente pas de restaurer. Il nous recrée par des énergies de résurrection. Il nous communique une vie qui est puissance pure et infinie de communion et qui donc ne saurait ni se désintégrer ni se perdre. La preuve? - Nos mots. Ils s'avéraient incapables de créer entre nous une vraie communication et voici qu'un simple oui échangé entre un homme et une femme qui s'aiment en fait des compagnons d'éternité. La preuve? - Notre cœur. Nous le pensions trop étroit et trop fragile pour abriter longtemps un simple amour humain et voici que l'amour de Dieu y est déposé par l'Esprit Saint qui l'habite. Et notre mort elle-même, triomphe de la solitude et de l'inertie, voici qu'elle devient lieu de résurrection, semence de vie éternelle.

Alors, cessons de fuir. Cessons d'escalader les sycomores. Convertissons-nous à notre aujourd'hui. Acceptons de rentrer chez nous pour partager le pain et le vin de la vie pauvre, souvent décevante. Jésus y est avec nous et il sauve ce qui sans lui serait perdu. Amen.

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