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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

54/ TRENTE-TROISIÈME DIMANCHE ORDINAIRE. 18 novembre 1973.

Dn 12,1-3. He 10,11-14.18. Mc 13,24-32.

La fin des temps. Bouleversante et rassemblante.C’est par la présence des chrétiens dans monde que se manifeste chaque jour, la présence discrète de la fin des temps.

Jésus parlait à ses disciples de sa venue: ainsi est introduit l'évangile d'aujourd'hui et ses descriptions terrifiantes. Il est probable que les disciples ont reçu ces paroles comme l'annonce de la fin de leur temps et de la proximité du jour du Seigneur qu'ils espéraient et redoutaient tout à la fois. Mais nous avons appris que ces passages de style apocalyptique concernaient pour une bonne part la ruine de Jérusalem par les armées de Titus, qui ne fut quand même qu'un désastre de médiocre importance. Et nous qui voyons à l'œuvre la terrible puissance de destruction des armées modernes, nous qui avons connu les bombardements de Leipzig, d'Hiroshima et du Vietnam, nous trouvons que c'est faire beaucoup d'histoire pour pas grand’ chose. Et nous, nous avons du mal à prendre au sérieux les avertissements qui, dans cet évangile, concernent en réalité, non plus la fin de Jérusalem, mais la fin des temps, la fin de notre monde.

Comme, de plus, nous savons ce que les apôtres ignoraient: que le monde existe depuis des millions d'années, nous sommes enclins à penser qu'il durera bien encore autant, et que la fin des temps, il y a bien quelques chances que ce ne soit pas pour nous. Si cet évangile avait donc pour but de nous inspirer une crainte salutaire, il est bien évident que ce serait manqué. Il faudrait trouver autre chose. Mais ce n'est certainement pas là l'intention de l'Église qui a conservé ces textes pour nous. Elle ne nous parle aujourd'hui de la dernière et spectaculaire venue du Christ que parce qu'elle sait, et veut nous redire, que, en réalité, le Christ vient dans le monde à chaque instant de l'histoire et de notre vie. Et si elle décrit ces événements avec les grossissements qu'on donne à un panneau publicitaire fait pour être vu de loin, c'est pour que nous discernions bien les caractéristiques qui marquent toute venue du Christ, celle de la fin des temps comme celle d'aujourd'hui. Il en va de la fin des temps comme de notre mort. Nous sommes souvent invités à penser à notre mort, ne serait-ce qu'en récitant l'Ave Maria où nous supplions la Vierge Marie de prier pour nous maintenant et à l'heure de notre mort. Pourtant s'il est bon de penser à cet événement exceptionnel et unique qu'est la mort, ce n'est pas pour en avoir peur, mais pour que nous nous reconnaissions mortels, ce qui ne veut pas dire seulement «destinés à mourir un jour», mais appelés chaque jour à mourir en assumant les limites et les renoncements de l'existence quotidienne pour y trouver ainsi la source d'une vie plus profonde.

Comme la mort dernière révèle l'existence et le sens de la mort quotidienne, ainsi la dernière et manifeste venue du Christ révèle-t-elle sa discrète et quotidienne venue dans le monde d'aujourd'hui. Et comment s'opère cette venue? Il n'y a qu'une réponse et bien qu'elle soit étonnante il faut l'annoncer de la façon la plus simple: la venue de Jésus dans le monde s'opère par la présence des chrétiens dans ce monde. À chaque enfant baptisé c'est le Christ qui se relie à une existence nouvelle pour réaliser par elle une nouvelle venue dans le monde. Quand le chrétien chaque matin rentre dans le contexte nouveau du monde qui l'appelle, c'est Jésus qui par lui vient, lui aussi chaque matin, dans le monde pour le transformer et le recréer par l'action invisible de son Esprit.

Puisqu'il en est ainsi -et il en est ainsi- il faudra donc que notre présence au monde revête les mêmes caractères que ceux que nous voyons se manifester lors de la venue du Christ à la fin des temps. Car cette venue est exemplaire et quand Jésus vient, il ne peut venir que de cette manière. Or si nous dépassons l'aspect fantastique des événements qui nous sont décrits dans l'Évangile, et si nous en atteignons le sens profond, nous voyons que la venue de Jésus présente deux caractères. Elle est d'abord bouleversante. Ce qui jusque là était considéré comme le type même de la stabilité et de l'ordre immuable, les astres du ciel, sont alors ébranlés, le soleil s'obscurcit, la lune perd son éclat, les étoiles tombent. Le deuxième caractère de la venue de Jésus c'est que, au-delà des bouleversements, elle est facteur et puissance de rassemblement: «Il enverra ses anges pour rassembler les élus des quatre coins du monde».

Bouleversante et rassemblante, c'est ainsi que nous est caractérisée la venue de Jésus à la fin des temps. Telle doit être aussi la présence des chrétiens dans le monde au milieu duquel ils sont envoyés pour y être une venue de Jésus. Le chrétien, quand il est fidèle â l'Esprit de Jésus, introduit toujours dans les sociétés et groupes humains où il se trouve une puissance d'ébranlement, et il remet en cause les principes de vie, les règles sociales, les formules d'organisations politiques qui régissent ces groupes et qui tentent toujours à se fixer, à devenir immuables, à se donner le caractère sacré d'une idole immobile sur son piédestal.

Souvenons-nous de l'attitude des premiers chrétiens devant l'empire romain, et les prétentions de l'Empereur à être considéré comme Dieu. Souvenons-nous de l'intervention des évêques du Moyen Age devant les problèmes militaires de ce temps, pour imposer, sinon la limitation des armements - on ne parlait pas encore de bombes atomiques - mais la limitation du temps de belligérance, ce que l'on appela la Trêve de Dieu. Pensons aux ferments d'évolution que furent dans la société féodale, ces sortes de communautés de base des premiers (frères) mineurs et des frères prêcheurs, et comment ils favorisèrent le développement et la libération des communes.

Mais entendons aussi la voix de chrétiens d'aujourd'hui appartenant à ce milieu que l'on appelle «bourgeois». Ces responsables d'un mouvement d'Action Catholique, placés comme nous dans un monde où dans les derniers mois, les événements comme les expériences atomiques du Pacifique, la prise de pouvoir des militaires au Chili, le conflit israélo-arabe, l'affaire Lip tendent à prouver que l'histoire est fatale et qu'elle n'est qu'un rapport de forces, ces chrétiens affirment que, parce que l'Esprit maintient parmi nous la présence du Christ, l'enchaînement de l'histoire n'est pas fatal et qu'il faut opérer ce retournement qui substitue l'amour à l'agression, la promotion de l'autre à son anéantissement, la disponibilité à la domination.

Prononcer de telles paroles dans le monde d'aujourd'hui, c'est bien faire tomber les étoiles et ébranler les puissances célestes.

Si le chrétien, fidèle à l'Esprit du Christ, introduit dans le monde une puissance d'ébranlement, c'est parce qu'il s'efforce d'être artisan de rassemblement et d'unité. Il porte en lui la faim et la soif de la justice, c'est-à-dire d'une parfaite communion réalisée dans tous les secteurs, à tous les niveaux de la vie. Et cette communion ne peut tolérer ni privilèges, ni dominations et elle ne peut exister que dans une parfaite liberté.

Il faudrait que nous soyons des anges de Dieu, ou mieux: que nous soyons pleinement possédés par l'Esprit de Jésus, pour que, en dépit des entraves de toute sorte qui les arrêtent, ces hommes puissent se mettre en mouvement pour se rassembler des quatre coins du monde en une vraie communion.

Jésus parlait à ses disciples de sa venue. Il nous en parle à nous aussi.

Mais surtout, qu'il nous donne le courage et la lucidité nécessaires pour la réaliser par une présence au monde bouleversante et rassemblante. Alors beaucoup d'hommes devineront peut-être que Jésus n'est pas loin d'eux, qu'il est tout proche, sur le seuil de chacun de leurs instants. Amen.

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