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Pierre Bellégo

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Homélies prononcées en l’église Saint-Sulpice à Paris. 1968-1974

35/ FÊTE DU SACREMENT DU CORPS ET DU SANG DU CHRIST. 4 juin 1972.

Dt 8,2-3.14-16. 1 Co 10,16-17. Jn 6,51-58.

La Création, puis le Déluge, puis le passage de la Mer Rouge, maintenant sur l’autre rive, l’affirmation par Jésus qu’il est le Pain de Vie. « L'Eucharistie, c'est la puissance de l'Esprit de Dieu au travail dans les réalités de la vie d'aujourd'hui, pour les transmuer, les transformer, les recréer… »

Si vous interrogiez un prêtre de paroisse, un prêtre qui vit habituellement avec un groupe de fidèles, et si vous lui demandiez: quel est votre rêve pastoral? Je suis à peu près sûr qu'il vous répondrait: mon rêve, ce serait de pouvoir, un jour, un dimanche, célébrer avec tous l'Eucharistie, dans la conscience claire de ce que signifie cette célébration, avec des gestes qui l'expriment dans l'acceptation des exigences qu'elle comporte, dans la joie aussi de ce qu'elle réalise. Mais peut-être ce prêtre ajouterait-il que sa tristesse, sinon son désespoir, est de ne pouvoir parler de cette Eucharistie de façon assez convaincante et d'être obligé de constater que l'Eucharistie qui devrait être source d'union est encore trop souvent dans les communautés chrétiennes, occasion de dissension et d'opposition.

Mais, aujourd'hui, cette fête du Corps et du Sang du Christ qui se marquait autrefois par des processions, cette fête nous est donnée pour que nous dépassions nos peines, nos tristesses et pour que nous avancions dans la réalisation de ce rêve. Pour que, par la contemplation et la réflexion, nous progressions dans l'intelligence du mystère de l'Eucharistie. Et pour le faire nous nous servirons, si vous le voulez, de l'évangile qu'aujourd'hui l'Église offre à notre méditation.

Ce n'est pas pour rien que saint Jean y note que ce discours sur le Pain de Vie qu'il nous rapporte a été prononcé par Jésus au lendemain d'un miracle de multiplication des pains, et que, si ce miracle a été accompli sur une des rives du lac, le discours, lui, a été prononcé sur l'autre rive, atteinte après une navigation difficile, prise dans la nuit, tourmentée par la tempête.

Ce n'est pas par souci d'exactitude géographique, c'est bien pour nous enseigner, pour nous faire comprendre ce qu'est et ce que fait l'Eucharistie, pour nous faire saisir que l'Eucharistie est une re-création des choses de la vie. Dans la Sainte Écriture, en effet, à chaque fois qu'il est question de l'eau et d'un passage difficile à travers l'eau, il nous est ainsi signifié que les hommes, ou l'humanité, entrent dans un nouvel ordre de choses.

Dès le début du monde, aux premières lignes de la Genèse, il nous est dit que l'Esprit de Dieu planait sur les eaux, et au creux de ces eaux, caché par elle, c'était ce que la Bible appelle un tohu-bohu, un désordre essentiel. Mais, peu à peu, par l'action de l'Esprit, voici que surgit des eaux un monde organisé, ordonné, harmonieux comme les strophes d'un magnifique poème. (Ensuite), le déluge: d'un côté, une humanité qui a renié Dieu qui s'est séparée de lui, une humanité qui se disperse et se dissout dans la multitude des langages, et de l'autre, au sortir de l'arche, une humanité nouvelle qui re-noue avec Dieu, qui fait alliance avec lui. Plus tard: la mer Rouge, sur une de ses rives, un ramassis informe d'esclaves fuyant la servitude, de l'autre, et au-delà du désert qui prolonge la mer Rouge, un peuple organisé, régi par une même loi, tendu vers un même but, en marche dans une communauté de destin.

Si saint Jean place sur une des rives du lac le miracle qui multipliait le pain, chargé de nourrir les corps, et sur l'autre rive les paroles où Jésus se présente comme le Pain de Vie, le vrai pain, c'est pour nous faire comprendre que l'Eucharistie est un passage dans un autre ordre de réalités. Les choses de la vie n'y sont pas abandonnées, bien loin de là, mais transmuées. Pour nous faire comprendre davantage encore, il utilise des mots, des expressions insolites, il rapproche des vocables qui normalement ne devraient pas aller ensemble. Il reprend cette parole de Jésus déclarant: voici ma chair pour la vie du monde. Chair et vie: ce sont deux mots qui par eux-mêmes s'excluent, se repoussent. La chair, en effet, dans le vocabulaire de saint Jean et dans le vocabulaire de la Bible, ce n'est pas le corps: cet ensemble d'os, de muscles, de nerfs, de peau. La chair, c'est tout le réel, tout ce qui existe, tout ce qui fait le monde et la vie, mais emportée par une pesanteur vers la mort. C'est tout ce qui, jour après jour, est condamné à se défaire, alors que la vie, c'est au contraire ce qui s'unit, ce qui grandit, ce qui croît, ce qui ne peut pas s'empêcher de grandir et de croître.

Le pain que Jésus a donné aux foules, sur une des rives du lac, c'est une nourriture périssable qui ne peut même pas soutenir pour quelques heures les forces du corps. Le corps lui-même est condamné à se défaire. Mais sur l'autre rive du lac, voici que la chair devient vie, comme si le sens du réel était inversé et que la pente qui jusque là conduisait à la mort, soudain se redressait et conduisait à la vie.

Nous entrevoyons alors quel est le sens de l'Eucharistie que nous célébrons. L'Eucharistie n'est pas seulement un souvenir, le souvenir, si émouvant qu'il soit, de cette heure dernière passée par le Christ au milieu de ses apôtres où il partagea avec eux, pour la dernière fois, un repas fraternel, où il leur communiqua ses dernières pensées. L'Eucharistie n'est pas seulement pour nous le rappel de ce si doux souvenir. L'Eucharistie n'est pas seulement une promesse qui nous projetterait vers un univers qui ne serait pas encore là et qui nous consolerait, par la promesse qui nous serait faite, des tristesses et des difficultés d'aujourd'hui. L'Eucharistie est une action. L'Eucharistie, c'est la puissance de l'Esprit de Dieu au travail dans les réalités de la vie d'aujourd'hui, pour les transmuer, les transformer, les recréer et faire que là où il y a mort, la vie jaillisse.

Nous voici avec les réalités de la vie: notre pain, notre vin. Nous voici nous-mêmes corps et esprit, voici le monde lié à nous de tant de manières, et nous les présentons à l'Eucharistie pour que l'action de la grâce intervenant, toutes ces réalités et nous-mêmes soient transformés, recréés, entraînés dans un autre ordre d'existence. Et c'est parce qu'il y a cette action de la grâce qui transforme que nos cœurs peuvent alors s'ouvrir à l'action de grâces. C'est parce que ces réalités de la vie sont re-crées que nous pouvons chanter, que nous pouvons proclamer notre joie, que nous pouvons louer et bénir Dieu pour ce que, en cet instant même, il accomplit parmi nous. C'est parce qu'il y a une réalité nouvelle que nous pouvons chanter un chant nouveau.

Pour cela cependant, il faut que nous acceptions de passer par la mer, par cette navigation obscure et dangereuse. Mer qu'est la vie dans le monde où nous sommes tous travaillés par les puissances de mort. Mer qu'est aussi la vie de la foi, avec ses obscurités, ses inquiétudes, ses interrogations. Mais, passant par cette mer, déjà voici que nous touchons à cette autre rive où nous est donné le pain pour la vie.

Permettez-moi de vous livrer encore une notation. Elle est, je le sais, trop personnelle, mais, après dix ans passés ensemble, il est bien permis quelquefois de sortir de sa réserve et de livrer quelque chose de ses sentiments personnels. Elle est aussi, cette notation, trop sentimentale, je l'avoue, mais le sentiment n'est-il pas aussi une voie d'accès à la vérité du réel? Lorsque vous venez pour communier et que je dépose en vos mains l'hostie consacrée, il me semble que cette hostie dessine au creux de votre paume, comme une blanche plaie, et à certains jours je ne peux m'empêcher de penser à cette main du Christ ressuscité, encore marquée des traces de la Passion, cette main qu'adorait l'apôtre Thomas. Nous voici, avec nos mains - non pas durement fermées comme ce serait la loi de cette rive du monde, la loi de la chair - mais la main ouverte, pauvrement tendue, la main chargée de tout ce monde auquel nous sommes liés, la main qui reçoit aussi le Corps du Christ ressuscité. Cette main que le Christ Jésus, je le crois, saisit pour nous entraîner, nous, et tout le monde auquel nous sommes attachés, pour nous entraîner sur l'autre rive. Amen.

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